l est près de onze heures ce 30 avril quand la surface de l'eau s'agite à l'entrée du Goul de la Tannerie, une rivière souterraine de Bourg-Saint-Andéol, en Ardèche. La tête de quatre plongeurs émerge. Puis un, deux, trois, quatre...onze magnums sortent des eaux. Soupir de soulagement chez les onze vignerons de l'AOC Côtes-du-Rhône Villages Saint-Andéol. Chacun a retrouvé son bébé intact, après cinq mois d'immersion à douze mètres de profondeur et 110 mètres de l'entrée de la galerie.
Le lieu choisi a du sens : non seulement le site, classé, est emblématique de la région, mais « l'eau omniprésente sur notre territoire contribue à la typologie de nos vins : nos vignes sont alimentées par de nombreuses résurgences et sources », souligne Guillaume Archambault, président du syndicat des vignerons des Côtes du Rhône de Saint Andéol. Depuis plusieurs années, des vignerons de l'appellation font vieillir quelques cuvées dans des grottes souterraines. Un palier de plus a été franchi avec l'immersion de bouteilles à douze mètres.
Pour mener cette expérience, les vignerons se sont rapprochés du club de plongée du Val de Tourne. Là où des plongeurs professionnels auraient coûté 2 000 € par jour, ces passionnés se sont bénévolement prêtés au jeu, avec enthousiasme. Le 9 décembre, ils ont descendu deux casiers a bouteilles en acier inoxydable et onze magnums : un par cave (individuelle ou coopérative) de l'appellation. Le 24 février, 66 autres magnums ont été descendus. Depuis, Michel Conte, patron du club, avoue avoir eu des craintes : « On avait calé les casiers dans un renfoncement contre une paroi pour les protéger des courants, mais vu les crues des dernières semaines, on ne pouvait pas être certains qu'il n'y aurait pas de casse. » L'autre danger venait de la fréquentation importante de ce site de plongée mondialement connu... Un petit mot, des chaînes et des cadenas devaient dissuader tout vol.
Reste à voir si ce vieillissement insolite a conféré au vin des caractéristiques particulières. C'est là que le sommelier Eric Dugardin, venu du Nord de la France, entre en scène. Deux magnums d'une même cuvée lui sont présentés sans indication sur le domaine. L'un a vieilli sous l'eau, dans l'obscurité et à une température constante de 13°C, l'autre à l'air libre. « On s'attend à ce que le vin immergé dans le froid depuis des mois soit moins expressif », prévient le sommelier. Pourtant, le vin élevé de manière conventionnelle se révèle « plus discret » que le vin immergé, qui dégage « une sensation de pulpe de fruits rouges et noirs et beaucoup de fraîcheur » au premier nez, évoluant en notes confites après aération. En bouche, le vin immergé « correspond parfaitement au nez ». A nouveau, il se démarque du témoin par sa fraîcheur et son effet « pulpé » pourvoyeur de gourmandise. « Je suis assez bluffé de constater ces différences en cinq mois », confie le sommelier, curieux de connaître l'évolution de ces vins immergés en un an.
Car l'expérience se prolonge. Les 66 magnums immergés en février seront remontés dans un an. « D'autres bouteilles seront descendues, l'objectif est de faire un roulement », explique Guillaume Archambault. Ces onze premiers magnums (moins celui dégusté par le sommelier) seront vendus aux enchères lors d'une soirée de gala le 4 mai, au cours d'un dîner préparé par des chefs étoilés. Pour chacun, un coffret personnalisé en bois de châtaigner a été réalisé par un artisan. Tous les bénéfices seront reversés à l'ITEP (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique) de Saint Marcel d'Ardéche. « Nous créons de l'inaccessible : quelque chose de rare qui en devient précieux, car c'est ainsi que nous voyons nos vins : l'appellation est petite en surface et nous avons de petits rendements, résume Raphaël Pommier, l'un des onze vignerons. Mais si nous créons de la valeur, c'est pour la partager. »