Philippe Pellaton : Je vois toujours une situation très opaque, difficile à appréhender quand on redescend au niveau microéconomique, à l’échelle des entreprises. Les situations sont très différentes selon les cas, par exemple l’équilibre des couleurs ou la dépendance aux vins rouges. Les volumes de transactions sur le 2023 sont très en retrait, mais sans rapport avec les commercialisations qui ne sont pas autant en repli. Le décalage se creuse. Cela s’explique par l’opacité de la demande des marchés par le coût de l’argent qui pousse à limiter le portage des stocks… Pour ceux qui peuvent s’en affranchir. Quand on est le premier maillon de la chaîne alimentaire, comme le sont les vignerons, ils subissent le stock.
Il y a toujours beaucoup de précautions à l’aval de la filière. Les achats se font coup par coup, alors qu’avant il y avait une visibilité sur l’année. Avant une première commande se faisait sur 2 000 hectolitres étalés sur la campagne, maintenant c’est une citerne ponctuellement. Avant le covid, en 2019-2020, d’importants négociants vracqueurs ont disparu, ils avaient un impact volumétrique important sur le début de campagne, achetant et revendant en vrac pour spéculer. De gros volumes transitaient par eux. Il se fait toujours du vrac, mais pour les chaînes d’embouteillage, plus pour de la revente en vrac.
La moyenne générale n’est pas au niveau qu’il faudrait pour couvrir les coûts de production et rémunérer les vignerons. Ce n’est pas suffisant d’être à 120 €/hl, mais on n’est pas en moyenne aux 80 €/hl dont tout le monde parle. 15 à 20 % des côtes du Rhône sont vendus en dessous de 100 €/hl. Certains opérateurs sont obligés par leurs contraintes bancaires et leurs stocks à vendre à la baisse. Mais cela reste contenu. La production affirme sa volonté de ne pas lâcher ses vins à n’importe quel prix.
Le fonds d’urgence et l’année blanche bancaire sont des mesurettes hyper conjoncturelles, qui sont nécessaires, mais permettront au mieux de passer l’année. Il y en a besoin, donc on les prend sans cracher dans la soupe. Mais on sait que ça ne suffira pas. Il faut des outils de moyen terme et de long terme. Pour la restructuration différée, ce sont les syndicats AOP qui s’exprimeront. Je ne mesure pas clairement ce que l’outil va entraîner : il est important, mais je ne sais pas s’il sera appétent. L’annonce surprise du prix plancher par le président de la République, Emmanuel Macron, est clairement une opportunité à saisir. Il n’est pas question de savoir s’il faut y aller, mais avec quels indicateurs économiques et dans quel cadre réglementaire. Nous sommes à un moment charnière, le prix plancher est à ne pas rater.
Non, je n’ai personnellement pas d’inquiétude sur un nivellement par le bas. Nous avons déjà un retour d’expérience positif et il faut s’en servir, même si je n’ai pas de boule de cristal pour l’avenir. Après mon élection à la présidence du Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône en 2009, j’ai initié la mise en pratique d’un mécanisme de prix plancher de 2010 à 2017. Ça a fonctionné, il n’y a pas eu de nivellement des prix par le bas. Nous avons mis en place une politique tarifaire communiquée ouvertement à tous, avec une stratégie de prix plancher et de prix d’orientation, comme nous avons une AOC hiérarchisée. Nous étions en crise, comme aujourd’hui, et personne ne savait me dire quel était le prix d’un hectolitre de côtes du Rhône. C’était une perte de valeur. Nous avons monté un dossier technico-économique avec des indicateurs permettant d’avoir des prix plancher et d’orientation. C’était une mécanique syndicale et non interprofessionnelle.
En croyant à la valeur de ce que l’on produit et en communiquant clairement sur les prix, nous avons amorcé la pompe qui a bénéficié à toute la hiérarchie de nos AOC. Quand la base de la pyramide est stable sur un solide béton et pas des sables mouvants, cela permet à tous de grandir : appellations villages, crus, haut de gamme... Un prix plancher stable permet une marche en avant des prix. Si ce n’est pas stable, on part du troisième sous-sol… Le prix plancher a déjà marché sur nos vins et peut répondre à un certain nombre de besoins, il faut le saisir. Mais j'alerte les vignerons : compte tenu de la situation actuelle, on ne peut peut être pas monter de suite à un prix plancher. Il faut y aller séquentiellement, en deux à trois ans, selon la capacité du marché à absorber les hausses. L’objectif n’est pas de perdre des volumes, mais les sécuriser.
Il y a une vraie ouverture à la réflexion dans la vallée du Rhône entre production et négoce sur ce dossier. Il existe déjà un certain nombre d’outils à partir desquels on peut définir un coût de production minimal. L’interprofession travaille sur des indicateurs de coûts d’exploitation à partir des comptes de résultat issus de centres de gestion. On trouve un coût moyen à l’hectare ramené à la production réalisée de 155 €/hl en Côtes-du-Rhône, avec des différences de 25 % entre conventionnel et bio. Pour mettre en place un prix plancher, il faudra voir le cadre de référentiels économiques pour savoir sur quels chiffres on peut s’appuyer.
Il reste des questions à résoudre, et des conditions à remplir. Il faut de la subsidiarité : si certaines régions et certaines AOP/IGP ne veulent pas y aller, qu’elles puissent l’écarter. Il faut que cela soit volontaire. Je comprends que certaines AOP hiérarchisée ne veulent pas y aller. La vraie question, c’est de connaître la capacité réglementaire que l’on a pour appliquer un prix plancher.
J’étais intervenu en Alsace à leur demande pour expliquer notre système. L’Autorité de la Concurrence nous a convoqué pour nous donner l’injonction d’arrêter. Notre dossier était bien constitué, il n’y avait pas d’entente entre la production et le négoce, l’initiative était syndicale sans aucun élément de coercition. Nous avons été sanctionnés de 20 000 €. Comme les prix remontaient, la sensibilité à l’annonce de prix plancher avait disparu.