n quarante et un ans de métier, Frédéric Bourillon n’a jamais connu pareille situation. « En juillet dernier, mon fournisseur m’a fait savoir que si je voulais des bouteilles pour mes vins du millésime 2022, je devais m’y prendre immédiatement. Passer commande alors que nous ne savions pas combien nous allions produire, c’était une hérésie ! », s’agace le propriétaire du domaine Bourillon Dorléans, 25 ha à Rochecorbon (Indre-et-Loire) qui produit 100 000 cols par an d’AOC Vouvray, vins tranquilles et effervescents à parts égales. « Autrefois, je recevais une commande dans les dix jours qui suivait mon coup de fil », enchaîne-t-il.
Malgré ses réticences, il a suivi les conseils de son fournisseur. En août dernier, il a commandé 40 000 bouteilles champenoises en verre blanc, sans en connaître le coût. « Nous les avons reçues cinq mois plus tard, peste le vigneron. À l’arrivée, nous les avons payées 48 centimes l’unité, soit 15 centimes de plus qu’auparavant. Et, nous avons dû régler la facture à la livraison. Autrefois, nous réglions à trente jours fin de mois. »
Pour ses vins tranquilles, Frédéric Bourillon a préféré attendre de connaître ses besoins. C’est en décembre qu’il a appelé son distributeur pour lui commander 40 000 bourguignonnes. Mais, il s’est retrouvé le bec dans l’eau. « Il m’a répondu qu’il n’aurait rien pour le premier trimestre 2023 et qu’il ne pouvait même pas garantir une livraison au printemps », se souvient le vigneron, qui a commencé à se ronger les sangs car il a l’habitude d’embouteiller ses vouvrays blancs fin février. Il a donc contacté avec son fils tous les distributeurs de sa région. Puis au-delà. « Nous avons fini par trouver un lot en Allemagne début février, mais sans pouvoir négocier le prix : 47 centimes l’unité, presque le double de ce que nous les payions habituellement. »
En revanche, mi-février, il n’avait toujours pas trouvé de sommelières, le modèle qu’il utilise depuis plus de vingt ans pour ses cuvées haut de gamme qui représentent 10 % de sa production. S’il le faut, il se tournera à nouveau vers un pays étranger et paiera le prix fort.
À Brissac-Quincé (Maine-et-Loire), le groupe coopératif Loire Propriétés, qui commercialise quelque 15 millions de cols par an, s’apprête à acheter 500 000 bouteilles bourguignonnes dans les pays de l’Est. Là aussi, les prix s’envolent, avec plus 20 % par rapport à ceux pratiqués par les fournisseurs habituels de l’entreprise. « Nous manquons de ce type de modèles pour nos blancs et nos rouges, indique Bruno Prévot, directeur commercial. L’an dernier, nous courrions après le modèle anjou Écussin en verre blanc pour nos rosés. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, même si nous avons peu de visibilité pour cette référence. Mais le problème s’est déplacé. » Toutefois, avant de signer pour des bourguignonnes fabriquées à l’étranger, Loire Propriétés va les tester. « Nous devons nous assurer qu’elles sont bien compatibles avec nos lignes de conditionnement ainsi qu’avec nos coiffes », souligne Bruno Prévot.
Surtout, Loire Propriétés a dû faire une croix sur la flûte qu’elle utilise pour Cuisse de Bergère, sa marque de vin de France rosé commercialisée en grande distribution. « Nous sommes contraints de passer sur une bordelaise pour les six mois à venir », déplore Bruno Prévot. Et la coopérative ignore encore si elle va pouvoir continuer à conditionner sa gamme Dumnacus Vignerons, lancée il y a deux ans, dans la bouteille Byblos. « Le verrier [Saverglass, NDLR] est en rupture de stock, s’inquiète Bruno Prévot. Or, ce flacon, c’est l’un des éléments de l’ADN de cette marque haut de gamme. »
Renaud Limbosch, le propriétaire du Château Tifayne, 17 ha à Puisseguin (33), se trouve, lui, dans l’expectative. Ce vigneron, qui produit 100 000 cols en appellations Côtes de Castillon, Francs-Côtes de Bordeaux et Crémant de Bordeaux, a toujours conditionné ses bulles (15 000 cols par an environ) dans la Crus de France, une bouteille champenoise assez prestigieuse. « Comme chaque année, j’ai voulu passer commande à mon fournisseur, relate-t-il. Mais, il n’a pas pu me communiquer un délai de livraison. Il ne sait même pas si elle va être produite. »
Habituellement, Renaud Limbosch embouteille son crémant en janvier-février. Faute de flacon, ses vins sont toujours en cuve. « Nous allons décaler la prise de mousse au printemps, se résigne-t-il. Si je ne trouve pas une belle bouteille, je basculerai sur une champenoise classique. »
Ses blancs – 25 % de sa production – sont eux aussi toujours en cuve alors qu’il aurait dû les embouteiller en février. « J’ai commandé 12 000 bordelaises en verre blanc en septembre dernier, expose le vigneron. Je ne les recevrai qu’en avril. Comme la récolte 2022 a été plus importante que prévu, j’ai demandé un réassort. Cela n’a pas été possible. Je vais devoir me reporter sur des bouteilles vertes ou feuille morte. » En attendant, pas question pour lui de subir à nouveau ces déconvenues qui lui ont causé beaucoup de stress. À l’avenir, il va constituer un stock de précaution qu’il logera dans un bâtiment en cours de construction.
Stocker des bouteilles ? Face à la pénurie verrière, de nombreux vignerons font ce choix. Au Château Trians – 22 ha à Néoules (Var), Emmanuel Delhom, à la tête de ce domaine depuis 2016 qui produit 50 000 cols de coteaux-varois-en-provence, a les trois quarts de ses besoins en stock depuis cet été. Il a ainsi pu conditionner une partie de ses rosés, notamment ceux destinés au marché nord-américain, en décembre et en janvier. « Nous aurions dû recevoir le solde de nos bouteilles en fin d’année, mais la livraison a été reportée. Pour l’instant, nous attendons toujours. »
Pour entreposer les palettes qu’il a reçues, Emmanuel Delhom utilise son hangar agricole. Mais, pour ce vigneron, le plus embêtant est l’avance de trésorerie qu’il a dû effectuer pour être sûr d’obtenir ses bouteilles car leur prix a quasiment doublé pour atteindre 40 centimes l’unité. « Nous avons dû débourser 16 000 €, calcule-t-il. Pour une entreprise comme la nôtre qui dégage 400 000 € de chiffre d’affaires annuel, ce n’est pas anodin. »
Le jeune Antoine Robert, propriétaire du domaine La Provenquière – 150 ha à Capestang (Hérault) –, a dû lui aussi puiser dans sa trésorerie pour se constituer des réserves. Il a cependant procédé à des arbitrages. « Nous avons privilégié les bouteilles spécifiques servant à nos rosés premium ainsi que les magnums et les jéroboams car les ventes de ces formats se sont envolées l’été dernier, explique-t-il. Nous disposons d’un an de bouteilles en stock, soit 20 000 cols. » Son enjeu : ne pas louper la saison du rosé qui, avec le blanc, représente l’essentiel de sa production de 300 000 cols par an en IGP Pays d’Oc.
« Nous anticipons les commandes beaucoup plus qu’autrefois, souligne-t-il. Nous avons en permanence deux mois de flacons en stock. Et s’il manque un modèle, nous en prenons un autre. » Par chance, ces changements n’ont pas d’impact sur les ventes. « Les particuliers ne s’en aperçoivent pas car ce n’est pas frappant », admet-il.
Pour l’heure, rares sont les vignerons qui ont perdu des marchés à cause de cette pénurie. « Nos commerciaux nous disent que nous aurions pu vendre davantage de Crémants d’Alsace sans ces difficultés, affirme Vanessa Kleiber, directrice marketing et communication de Bestheim. Combien ? C’est difficile à mesurer. »
Mais le vent pourrait tourner. Bruno Prévot, le directeur de Loire Propriétés, s’inquiète des conséquences du changement de bouteille pour sa marque Cuisse de Bergère. « Nous avons commercialisé 1,3 million de cols en 2022, 200 000 de plus qu’en 2021, expose-t-il. Cette année, nous visons 1,6 million de cols. Mais, nous craignons que le consommateur s’en détourne s’il ne la reconnaît plus et qu’il la juge moins qualitative dans sa nouvelle bouteille. »
À La Tour-d’Aigues, dans le Vaucluse, Philippe Tolleret, le directeur général de Marrenon, se sent entravé. « Il est difficile de lancer nos commerciaux en prospection, assure-t-il. Nous sommes aussi beaucoup moins réactifs. Dans un marché en crispation, c’est un frein supplémentaire dont on se serait bien passé. »
« Jusqu’à présent, nous avons préservé tous nos marchés », assure de son côté Paul Zussini, directeur du Clos Gautier – 35 ha en AOC Côtes de Provence à Carcès (Var). Cette année, il se montre plus inquiet. « La demande est au rendez-vous, souligne-t-il. Nous avons de bonnes perspectives pour vendre 100 % de notre production en bouteilles contre 80 % l’an passé, soit 120 000 cols. Nous avons répondu à des appels d’offres de la grande distribution et du CHR et nous avons bon espoir d’ouvrir des référencements aux États-Unis et en Italie. Le problème, c’est que nous ignorons si nous aurons nos bouteilles. Nous avons 30 palettes en stock, mais c’est insuffisant pour couvrir la saison. » Paul Zussini prie pour que la pénurie verrière ne brise pas son élan commercial.