vec 55 000 bouteilles de vin disparues entre janvier 2014 et avril 2015 des domaines d’Alain Brumont à Madiran (Gers), on ne parle pas de quelques caisses tombées du camion, mais de véritable filière de vol et de recel de prestigieuses étiquettes du Sud-Ouest (château Bouscassé, château Montus et sa cuvée la tyre…) avec cinq voleurs (trois employés, la compagne et le neveu de l’un d’eux) et huit receleurs (dont des propriétaires de bars et restaurants). Alors que le domaine Alain Brumont évoque 1,2 million d’euros de manque à gagner, cette affaire reste « hors-norme » résume la procureure Sterenn Hell, lors de l’audience fleuve menée par la chambre correctionnelle du tribunal judiciaire d’Auch ce jeudi 13 octobre.
« Hors-norme par sa durée, par le nombre de prévenus, par le montant du préjudice, par la nature des biens volés, par la notoriété de la victime et aussi par la trahison dont a fait l’objet Alain Brumont de la part de ses salariés » pointe le parquet, ajoutant que « les faits sont malheureusement anciens, il est compliqué de prononcer des peines qui sont toujours adaptés pour des faits qui remontent à 7 ou 8 ans ». Dans ses réquisitions, le ministère public propose des peines de prisons allant de 6 mois d’emprisonnement avec sursis à 3 ans (avec un sursis d’un an) pour les vols dans un entrepôt et de 4 mois avec sursis à 6 mois fermes* pour le recel de bien provenant d’un vol aggravé en réunion.
Partant d’un chiffrage à 12 000 cols volatilisés début 2015 (avec un dépôt de plainte le 20 janvier), le domaine estime désormais 55 041 bouteilles disparues grâce aux Déclarations Récapitulatives Mensuelles (DRM) indique sa défense, maître Alain Nonnon (intervenant aussi pour Alain Brumont à titre personnel). Les demandes d'indemnisation des domaines Alain Brumont étant renvoyées à une future audience sur intérêts civils, l’avocat auscitain n’aura qu’évoqué une demande de condamnation solidaire des prévenus de 1,2 million € (pour une perte de 10 % du chiffre d’affaires). Pour la condamnation pénale, la défense d’Alain Brumont demande solidairement aux prévenus 150 000 € au titre de préjudice moral. Ces vols ayant été perçus comme un coup de poignard dans le dos.
Si commercialement ces vols ont terni l’image locale des vins d’Alain Brumont (disponibles à des prix dérisoires : 10 à 20 € la caisse de 6 bouteilles panachées) et la disponibilité de certaines étiquettes (comme le millésime 2009), ils ont aussi affecté économiquement et moralement le fonctionnement d’un domaine en pleine difficulté. La société d’Alain Brumont sortait alors d’un redressement judiciaire (ayant étalé de 2005 à 2012 le remboursement de 12 millions € d’emprunts). « Ce vol n’est pas que frauduleux. Il est aussi douloureux. On n’est jamais trahis que par les siens » tonne maître Alain Nonnon, estimant que ces vols tiennent aussi de l’abus de confiance.


Les locaux n’étant pas surveillés à l’époque, les voleurs tapaient dans les stocks volants qui étaient à disposition pour les commandes de dernière minute. Un couple occupe la position centrale de l’affaire : le responsable des expéditions et sa compagne. Cette dernière étant prise en flagrant délit par Alain Brumont et la gendarmerie le 10 avril 2015. Depuis lors, le couple ne conteste pas ses vols, si ce n’est leur chiffrage : passé de « 60 cartons par jour travaillé » pendant leur garde à vue à « beaucoup moins » devant le tribunal. « C’est un phénomène bien connu des juridictions. C’est pareil pour les stupéfiants : au début on deale un kilo et puis ça devient 10 grammes » commente mi-figue mi-raisin le président du tribunal, Philippe Romanello. Cherchant à chiffrer l’ampleur du vol, il cite notamment les estimations du bénéfice total évoqués par le couple, allant de 20 000 €/mois à 150 000 €/an selon les phases d’instruction.
« Quand on est pris dans cet engrenage, dans cette facilité, on augmente rapidement ses revenus. Dans les trafics de stupéfiants, il y a ceux qui ouvrent des comptes intraçables, soit on flambe tout, comme mon client » indique maître François Roujou de Boubée, l’avocat de l’ancien responsable d’expédition, qui en veut pour preuve les « achats compulsifs » de son client : home cinema, fauteuil électrique massant, cheminée électrique, billard, Porsche 986… Oubliant de préciser 18 314 € mis sur un compte. Ou la poursuite des vols alors que le couple avait été prévenu par son banquier début 2015 de la plainte déposée (des codes ont été mis en place avec les receleurs). Absente lors de l’audience (ne pouvant se déplacer sans cannes anglaises), la compagne du responsable d’expédition indiquait lors de l’instruction qu’« au départ c’était par besoin d’argent. L’argent appelle l’argent. On en redemandait. Au début c’était la galère, à la fin je ne regardais plus les prix de ce que j’achetais en faisant les courses. »
Ne voulant pas couler seul, le couple est à l’origine de la dénonciation d’autres salariés tapant dans les stocks. A commencer par un ancien employé du service des expéditions, parti en très mauvais terme avec Alain Brumont (prenant au vol un VTT lors de son départ, mécontent de son chèque de fin de contrat) et qui aurait l’habitude de ramener des bouteilles à la maison (selon son ex-compagne, et les stocks disséminés chez ses proches). Niant tout vol, l’ancien employé évoque des achats à prix préférentiels pendant 15 ans et la prise de bouteilles incommercialisables après les mises (niveaux bas, etc.). « Dans son esprit, tout le monde fonctionnait comme ça. […] Ce n’est pas du vol, c’est comme aller à la déchèterie, en prenant avant que ce ne soit jeté » indique sa défense, maître Jean-François Dubois. L’avocat auscitain ajoutant qu’« on nous dit que l’on a trouvé chez notre mère, chez notre ex-beau-père et chez un ami 1 500 bouteilles, de belles bouteilles. Mais on n’a pas la preuve qu’elles ont été volées. »


La défense d’Alain Brumont rejette ces arguments, notant que les bouteilles retrouvées n’étaient pas à défaut, mais sont au contraire des grandes étiquettes et millésimes rares qui n’étaient pas proposés avec un tarif employé. Épine supplémentaire dans le pied de cette version, le témoignage d’un jeune salarié, qui reconnaît avoir aidé ses deux supérieurs à commettre des vols fréquents (de la surveillance au coup de main pour charger les voitures). Si le jeune homme avoue lui-même avoir volé des bouteilles pour sa consommation, une expertise psychologique indique qu’il était vulnérable à l’époque des faits et a suivi les agissements habituels de ce service d’expédition. « Sans mauvais jeu de mots, c’étaient des gens qui avaient de la bouteille. Ils sont là, ils ont de l’expérience. Il y avait une ambiance assez particulière » note le président Philippe Romanello.
Parmi les receleurs, les cas vont de l’achat/revente ponctuelle à la véritable plaque tournante, en passant par une livraison de 1 000 caisses. La principale distinction est celle de la connaissance de l’origine frauduleuse des vins. Ainsi un peintre en bâtiment indique avoir eu connaissance que les bouteilles étaient volées (et indique 26 000 € de bénéfice), quand un propriétaire de PMU réfute le moindre doute sur une origine frauduleuse comme le carton utilisé était neutre (et qu’il n’aurait découvert la qualité des bouteilles achetées que longtemps après, en ouvrant la caisse).


« Il y a quelque chose qui me surprend, et me déplaît » tance la procureure Sterenn Hell, s’agaçant que « ceux qui ne sont pas des professionnels de la restauration vous diront qu’ils savaient acheter des vins volés parce que les prix étaient particulièrement bas. Alors que les professionnels de la restauration viendront vous dire que pas du tout, malgré les prix bas ils ignoraient l’origine frauduleuse. C’est un petit peu de fort de café. Ce sont les moins bien placés qui sont capables de reconnaître les vins volés. »
Pour l’ancien responsable d’expédition, il n’y a pas de doute : ses clients savaient que les vins étaient volés. Mais pour les avocats des receleurs restaurateurs, la dénonciation par un coprévenu n’est pas une preuve suffisante et ne peut aboutir qu’à la relaxe faute d’éléments. « Dire que mon client savait ne suffit pas à prouver sa culpabilité. Il vend peu de vin du Sud-Ouest, mais plutôt de l’Hérault, et surtout des spiritueux » évacue ainsi maître Sandra Vasquez, défendant un restaurateur de Vic-en-Bigorre**. « Est-ce que l’on peut encore aujourd’hui plaider la bonne foi, la bonne affaire ? » renchérit maître Thierry Sagardoytho. Défendant un brasseur, l’avocat palois note que son client « sait ce que c’est que de racheter un stock. De profiter d’opérations spéciales dans les chais ou les vignobles à moindre coût. En cela, le seul prix n’est pas l’élément suffisant pour vous convaincre de la culpabilité de ces receleurs. »
Un appel au bénéfice du doute, qui se double d’une demande de proportionnalité dans les peines. Pour la défense des voleurs comme des receleurs présumés, l’ancienneté des faits doit alléger les peines et les sommes demandées. « La peine doit avoir du sens et être proportionnée. Sinon quel est l’intérêt de la justice ? La peine doit être cohérente avec les faits, l’ancienneté du dossier et la personnalité des prévenus » plaide maître Angélique Brau-Durand, défendant la compagne du responsable d’expédition (en contrôle judiciaire depuis sept ans) et soulignant son parcours brisé (abandon à 4 mois par sa mère, alcoolisme dès l'adolescence, trois enfants placés...).
Le délibéré sera rendu le jeudi 8 décembre par la chambre correctionnelle.
* : Des prévenus étant en récidive pour des affaires de recel.
** : Le restaurateur déclare ne pas s’être douté de bouteilles volées et ajoute avoir demandé des factures (falsifiées, dont la TVA ne variait jamais).