u Château Paveil de Luze, à Soussans, dans le Médoc, Stéphane Fort, le maître de chai, en est convaincu : débourber les jus de rouge avant fermentation ne peut qu'améliorer les vins. Encore faut-il disposer de l'équipement nécessaire pour mettre en œuvre cette pratique. Cette propriété de 32 ha en Margaux et de 10 ha en Bordeaux a refait son cuvier en 2000 et s'est dotée d'une cuverie en inox équipée à 100 % de ceintures réfrigérantes. « Nous avons commencé à débourber les jus à partir de 2006. L'idée est d'éliminer tout ce qui peut apporter des mauvais goûts au vin : terre, poussière, débris herbacés, résidus de produits phytosanitaires? », explique Stéphane Fort.
Aujourd'hui, ce maître de chai débourbe tous ses rouges, soit 2 000 hl. Il vendange à la machine et transporte la vendange dans des bennes pourvues de caissons d'égouttage. À l'arrivée, il recueille ces premiers jus en amont de la table de tri. Une fois les cuves pleines, il les saigne en laissant s'écouler les jus par le robinet des cuves. Puis il assemble les jus de benne et de saignée. « Entre les deux, j'arrive à recueillir 60 à 70 % des jus », estime-t-il.
Il maintient ensuite ces jus au froid durant la nuit, le temps que les bourbes se déposent, puis les réintègre dans leur cuve, elle aussi maintenue à basse température pour éviter tout départ en fermentation. Quant aux bourbes, il les filtre pour récupérer le jus et le réintégrer à la cuve initiale. « Quand on voit qu'on élimine des bourbes pleines de terre et de poussière, on comprend immédiatement l'intérêt de cette pratique. Le point le plus délicat, c'est de définir le niveau de remplissage des cuves et de bien prévoir la place pour le jus qu'on va réintégrer. Car il est important de bien remettre tout le jus d'origine pour ne pas déséquilibrer l'ensemble », confie Stéphane Fort.
Julien Salles, directeur des vignobles de Pierre Jean Larraqué, débourbe 80 % des rouges issus des vignobles de ce propriétaire-négociant bordelais. « Nous avons des cuves équipées de grille pour égoutter un maximum de jus. Je les remplis avec la vendange foulée, que je sulfite et que je maintiens sous atmosphère inerte. Grâce aux grilles d'égouttage, je recueille 35 à 40 hl de jus sur une cuve de 70 hl. Il faut ouvrir doucement la vanne pour éviter de boucher les grilles », confie-t-il.
Julien Salles, directeur des vignobles chez Pierre-Jean Larraqué (Crédit photo Larraqué Vin International)
Julien Salles enzyme ces jus et les maintient entre 12 et 13 °C pendant une nuit. Le matin, une fois que les jus sont clarifiés, il les réintègre à leur cuve d'origine qu'il a levurée la veille avec des non-Saccharomyces ou des Saccharomyces si la température est fraîche, afin d'occuper le milieu sans que la fermentation ne démarre. Comme il vise une extraction en phase aqueuse, il maintient ensuite ses cuves entre 15 et 18 °C pendant 4 jours, en pratiquant un délestage quotidien et des remontages de 3 à 4 fois le volume des cuves. À partir de 1080 de densité, la température augmente et la fin des sucres se termine entre 25 et 26 °C. Après quoi, les macérations durent 15 à 20 jours entre 28 et 30 °C, selon la qualité des marcs.
« Avec ce débourbage, on élimine les résidus de traitement et les micro-organismes indésirables comme les Bretts. Nous avons fait des comparaisons avec des cuves vinifiées traditionnellement. On améliore la fermentescibilité des moûts. On perçoit un vrai gain sur la netteté et la précision du fruit. En fin de fermentation, l'acidité volatile est toujours inférieure à 0,1 g/l alors qu'on était plus souvent à 0,15-0,18 g/l quand nous ne faisions pas ce débourbage », indique Julien Salles Des résultats qui justifient le travail fastidieux que cela implique. « Le temps passé est très variable en fonction de la facilité d'écoulage des jus. On pratique ces saignées en fin de journée quand les cuves sont pleines et que la fatigue se fait sentir. C'est parfois pesant », reconnaît-il.
Les œnologues bordelais valident cette pratique même s'ils ne la recommandent pas systématiquement. « Nous l'encourageons quand c'est réalisable. Il faut des cuves tampon pour loger les jus pendant le débourbage et un groupe de froid suffisant pour les maintenir à basse température. Mais nous l'avons vérifié : l'élimination du cuivre dans les moûts a un net effet sur l'éclat aromatique des vins », assure Frédéric Massie, œnologue associé chez Derenoncourt Consultants.
Éric Deletage, œnologue consultant à Enosens de Coutras, encourage également ce débourbage chez ses clients bien équipés. « Dans la pratique, ce n'est pas facile à mettre en œuvre. Avec les cuves en béton, on ne peut pas recueillir assez du jus pour avoir un réel impact qualitatif. En revanche, nous préconisons systématiquement de débourber les jus de benne et les jus d'égouttage du conquêt de réception. Ce sont les plus chargés en terre, en poussière et en résidus de produits phyto. Je conseille de les sulfiter entre 4 et 6 g/hl et de les coller à la bentonite ou avec une colle végétale, puis de les maintenir au froid ? idéalement 4 °C, le plus souvent entre 9 et 10 °C ? pendant une nuit. Après débourbage, les jus sont incroyablement plus nets et fruités qu'auparavant », constate-t-il.
En Languedoc, la pratique est peu courante. « Il nous est arrivé de saigner des rouges en vinification traditionnelle lorsque les raisins étaient gâtés par l'oïdium ou le botrytis. 24 heures après l'encuvage, on saigne le jus et on le traite à la bentonite et au charbon si le cahier des charges l'autorise. On le remet sur le marc et, si la vendange est très altérée, on réduit la durée de cuvaison. C'est un bon moyen d'éliminer les mauvais goûts, ainsi que les résidus de terre, de poussière et de cuivre. Mais c'est peu fréquent », indique Sébastien Pardaillé, œnologe-conseil chez Natoli & Associés.