75% des vins rouges de Bordeaux vinifiés sans sulfites présentent des défauts. C'est le résultat marquant de la thèse d'Édouard Pelonnier-Magimel, aujourd'hui post-doctorant à l'Institut des Sciences de la Vigne et du Vin (ISVV) de Bordeaux. Ce chercheur a présenté ses travaux qui ont fait grand bruit et provoqué une avalanche de commentaires sur notre site Vitisphere à l'occasion de la conférence œnofutur organisée le 22 avril dernier par l'Université de Montpellier.
« En 2018, nous avons acheté 52 vins des millésimes 2015 et 2016 étiquetés sans soufre dans des grandes surfaces, chez des cavistes ou directement à la propriété, rappelle-t-il. Nous les avons soumis à un panel de plusieurs dégustateurs composé d'étudiants de DNO, de chercheurs de l'ISVV dont huit spécialistes des défauts. 75% de ces vins ont été jugés défectueux par au moins trois de ces dégustateurs, avec une majorité de vins oxydés, 25% avec des notes liées aux Brettanomyces et 14% aux goûts de souris. »
Selon les acheteurs et œnologues de terrain, ce résultat est largement surestimé. « Aujourd'hui, 30% des vins rouges sans soufre que je déguste sont défectueux. Je suis surpris du résultat de cette thèse car il y a déjà deux-trois ans moins de 50 % des vins sans soufre étaient défectueux », réagit Benjamin Loze, acheteur vins pour les supermarchés Match et Cora. Les vins sans soufre représentent 1,5 % du chiffre d'affaires de son rayon vins. « Cette part monte lentement mais sûrement. Les consommateurs recherchent ce type de vins. Il faut que nous soyons capables de répondre à leur demande », juge l'acheteur.
Chez Match et Cora, 80 % des vins sans soufre proviennent de Nouvelle-Aquitaine. « C'est la région où l'offre est la plus large. Il y a eu d'énormes progrès ces dernières années avec des vins rouges sans soufre très frais et fruités. Mais l'oxydation reste une vraie problématique, tout comme la réduction (voir encadré). Je rejoins les résultats de l'étude sur la proportion des défauts retrouvés : l'oxydation à 50 %, les goûts phénolés à 25 % et le reste en goût de souris», souligne Benjamin Loze.
Anaïs Averseng, cheffe produits vins de la marque Système U, fait les mêmes constats que Benjamin Loze. « Il y a dix ans, la grande majorité des vins sans soufre étaient défectueux. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout le cas. Mais ce qui m'étonne le plus dans l'étude que vous mentionnez, c'est que des vins sans soufre étaient encore en vente trois ans après leur vinification », note la cheffe produits.
Anaïs Averseng pousse sa réflexion plus loin: « Je pense qu'il faudrait une date limite de consommation (DLC) pour ce type de vin. Il faut être clair : les vins sans soufre ne sont pas des vins de garde. Le consommateur comprendrait qu'en l'absence de des conservateurs que sont les sulfites, il faille consommer rapidement les vins. »
Elle a d'ailleurs sensibilisé ses entrepôts à ce sujet. « Nous gardons entre un et deux ans maximum les vins sans soufre dans nos locaux de stockage thermocontrôlés. » SystèmeU propose dix références de vins sans soufre en marque distributeur de Bordeaux, du Sud-Ouest, du Pays d'Oc, du Beaujolais, des Côtes du Rhône et de la Touraine. « Les consommateurs s'orientent vers des vins plus sains. Nous souhaitons proposer davantage de références répondant à leur demande dans les années à venir. »
Gaëlle Rifflet, œnologue-conseil à Enosens Grézillac, en Gironde, rejoint Anaïs Averseng. « On ne devrait pas trouver de vins sans soufre de plus de deux ans dans les rayons de la grande distribution. Chez un caviste, c'est également risqué. Ces vins doivent idéalement être bus dans l'année et demie qui suit leur production », constate l'œnologue.
Gaëlle Rifflet (crédit photo Enosens Grézillac )
Selon Gaëlle Rifflet, moins de 50 % des vins rouges sans soufre de Bordeaux comportent un défaut, mais « c'est compliqué pour moi d'arrêter un pourcentage car je redéguste rarement les vins deux ans après leur vinification. En général, passé ce délai, nos clients ont tout vendu, leurs vins sont partis du domaine ». Parmi les défauts, elle remarque de plus en plus de goût de souris dans les derniers millésimes. « Dans des vins sans soufre, mais aussi dans des vins avec sulfites ajoutés. Je pense que c'est lié à la diminution du sulfitage. Or, le goût de souris est forcément plus présent dans les vins sans soufre. »
Pour Carl Coignard, négociant d'Innowine, société basée à Vias, dans l'Hérault, l'étude pèche par le manque de diversité au sein du panel de dégustateurs. « Tous sont œnologues ou dégustateurs spécialisés et savent très bien reconnaître les défauts », observe-t-il.
Carl Coignard (crédit photo Alain Reynaud)
Carl Coignard ajoute qu'il aurait été intéressant de savoir si les défauts répérés par ce panel étaient rédhibitoires ou acceptables car légers. Il n'en est pas moins soucieux de la qualité de ses sélections, majoritairement des vins en bio et biodynamie du Languedoc, des Côtes du Rhône et de Bordeaux. « Les goûts phénolés sont rédhibitoires pour moi. Nous y sommes confrontés dans 20 % des vins défectueux. Et bien sûr l'oxydation fane les aromatiques de ses vins. Autre défaut que je n'aime pas : l'excès de CO2. Dans les blancs et rosés, je peux l'accepter, mais pas pour les rouges. En revanche, je ne suis pas confronté à des goûts de souris. Et je ne suis pas contre une légère acidité volatile car cela donne un côté plus digeste aux millésimes chauds », remarque Carl Coignard.
Selon lui, il faut du temps pour apprendre à vinifier sans sulfites. « Les vins sans soufre défectueux sont souvent ceux de jeunes vignerons qui se lancent dans ce type de vinification. Puis ils s'améliorent de millésimes en millésimes pour arriver à livrer des vins sans défauts. Il faut prendre en considération l'évolution d'un domaine sur plusieurs millésimes», observe Carl Coignard. Il faut donc s'armer de patience et de précision. À noter que les résultats complets de la thèse d'Édouard Pelonnier-Magimel ne seront dévoilés que fin 2023.
Pour Benjamin Loze, le défaut le plus préjudiciable dans les vins sans soufre est la réduction. « C’est ce qui nous limite dans nos achats car la réduction a un effet répulsif sur les consommateurs. Même si on sait qu’elle disparait au bout de quelques minutes, sinon de quelques heures, les consommateurs ne s'en accomodent pas. Quand ils ouvrent une boutielle, c'est pour la consommer dans l’instant. S'ils rencontrent une odeur de réduit, ils l'associent aux vins sans soufre et n’en achètent plus. J’ai même cessé de commercialiser des vins sans soufre de cabernet franc et notamment de Chinon à cause de cela », assure l’acheteur de Cora et Match. Gaëlle Rifflet confirme. « On protège beaucoup les vins sans soufre de l’air. C'est logique. Mais parfois on les protège trop. Et des goûts de réduit se développent. Il faudrait savoir quelle quantité d’oxygène apporter pour que les vins soient ouverts au moment de la dégustation. Nous avons tous les outils pour micro-oxygéner, mais nous manquons de données pour bien doser cette micro-oxygénation », reconnaît l’œnologue.