« J’avais cette idée en tête depuis très longtemps. En ayant un domaine historique, très ancien, j’ai toujours voulu faire l’exercice inverse. Je découvre un lieu, j’évalue son potentiel et je construis quelque chose à partir de zéro ». Après avoir arpenté des vignes à travers le monde – d’Amérique du Sud à l’Australie en passant par l’Afrique du Sud, et d’autres régions viticoles françaises – le vigneron rhodanien arrête son choix sur les Finger Lakes où il fonde Forge Cellars en 2011. « Ma conception, c’est qu’on ne peut pas faire de grands vins dans des climats trop chauds. Pour moi, le grand vin se trouve en climat tempéré ou en climat plutôt un peu frais ». Amateur avoué de riesling, il avait par ailleurs en ligne de mire, l’évolution du climat : « Au moment d’implanter un nouveau vignoble, on pense aux 50 prochaines années. Evidemment, on n’ira pas s’implanter dans une région qui est déjà un peu chaude ». Parmi d’autres critères qui ont présidé au choix des Finger Lakes, Louis Barruol en loue sa propension viticole. « Ce n’est pas parce qu’une région est moins connue, ou qu’elle fait de moins bons vins qu’une autre, qu’elle est moins viticole. Pour moi les Finger Lakes constituent une région viticole par excellence. A mon sens, toutes les régions qui nécessitent de l’irrigation ne sont pas de grandes régions viticoles, car elles obligent à se battre contre la nature. On y cultive des vignes qui développent des racines en surface et on y fait des vins qui pour moi ne sont pas de vrais vins de terroir ».
L’importance des lacs
Il faut dire que cette région située dans le nord de l’Etat de New York avait été malmenée pendant des décennies par de véritables usines qui commercialisaient des vins d’entrée de gamme à base de vitis labrusca ou d’hybrides. C’est le cas de Canandaigua Industries, aujourd’hui Constellation Brands. Puis, une agriculture plutôt orientée vers les produits laitiers et ensuite les arbres fruitiers avait inculqué aux producteurs une vision où la quantité primait sur la qualité. Jusqu’au jour où un expatrié ukrainien, le Dr Konstantin Frank, a importé des vitis vinifera et fondé symboliquement, Vinifera Wine Cellars au début des années 1960. La prestigieuse université de Cornell toute proche a commencé à étudier les techniques employées par le Dr Frank, et puis une nouvelle génération de vignerons a pris ses marques, avec des références plus qualitatives. « Au départ, les producteurs luttaient contre Dame Nature », explique Edward Jurkiewicz, de Ravines Wine Cellars, propriété depuis 2006 du Danois Morten Hallgren, ancienne recrue du Dr Frank et diplômé de l’ENSA Montpellier. « Certes, ils avaient de l’argent, mais ils n’y connaissaient rien aux vins. Puis, de jeunes producteurs sont arrivés et ont vu le potentiel ». Situés sur les rives nord-ouest de Seneca Lake, les 50 hectares de vignes du domaine profitent de l’effet protecteur du lac. « Seneca Lake ne gèle jamais et constitue une barrière contre les vents provenant du Lac Erié. Le vent traverse le lac et se réchauffe. Certes, les hivers sont rudes ici, mais les vignes se sont acclimatées », souligne Edward Jurkiewicz.
« Au départ, l’oenotourisme était au sommet du business model de Ravines Wine Cellars, mais l’accent est désormais mis sur les vins », explique Edward Jurkiewicz
L’absence d’une promotion collective
Pour sa part, Louis Barruol, qui s’est associé à deux partenaires américains, Richard Rainey et Justin Boyette, loi américaine oblige, note un net changement du climat dans la région. « On ne voit quasiment plus de « winter kill » dans les Finger Lakes. Beaucoup de vignes ne sont plus butées l’hiver ». Paradoxalement, ce ne sont pas tant les difficultés climatiques qui lui ont posé problème dans son installation, que d’autres obstacles, en tout genre. « La difficulté, c’est de faire de grands vins dans un environnement qui n’est pas trop axé encore sur la qualité. Pour acheter du matériel ou des matières sèches, par exemple, il faut se débrouiller seuls. Nous faisons venir du matériel de France et nous faisons même nos analyses en France et dans notre propre laboratoire parce que les laboratoires sur place ne sont pas efficaces. Les vignerons français ne se rendent pas compte à quel point l’environnement de la viticulture française est formidable. On a des formations, des gens qui sont formés, des jeunes qui sont bons, du matériel vitivinicole et végétal, et rien n’est cher parce qu’il y a de la concurrence. Les Français ne connaissent pas leur chance ! Ils pensent que c’est normal parce qu’ils l’ont toujours vu, mais c’est le fruit d’une culture très forte ». La lourdeur des investissements entraîne, par ailleurs, des entraves financières : « Les banques américaines sont les pires au monde. On est aux prises avec ce que le capitalisme a de pire à offrir ! ». Puis, se pose la question de la promotion : « Il n’y a aucune culture de promotion collective des vins aux Etats-Unis. C’est vrai dans la Napa Valley et ailleurs, mais c’est encore plus vrai dans les Finger Lakes. Un environnement où chacun travaille pour soi, contrairement à la démarche collective que les syndicats ou interprofessions peuvent avoir en France, rend la tâche compliquée pour nous ». Sans parler d’une image du riesling globalement dégradée par des vins à gros rendement avec un excès de sucrosité, « ce qui fait d’un cépage extraordinaire, une catégorie difficile ».
Une spécialisation à l’extrême
Néanmoins, les efforts colossaux consentis par Louis Barruol et ses associés depuis sept ans, commencent littéralement à porter leurs fruits. Les vignes plantées au départ, cultivées en bio, donnent leurs premiers vins. Le vignoble en propre permet d’étoffer l’éventail de sélections parcellaires et d’assemblages exclusivement articulés autour du riesling et du pinot noir – même si Louis Barruol estime que le cabernet franc a toute sa place dans les Finger Lakes. Spécialisé dans le tandem riesling-pinot noir pour ne pas se disperser, Forge Cellars achète aussi des raisins auprès de viticulteurs situés sur les rives sud-est de Seneca Lake. « La plupart des raisins sont récoltés à la main en grappes entières et sont vinifiés avec des levures indigènes », explique Richard Rainey, par ailleurs responsable régional de la société d’importation américaine Wine Bow. « Nous utilisons nos propres amendements pour recouvrir les greffes l’hiver et nous maîtrisons la vigueur des vignes à travers l’enherbement avec des densités de plantation élevées – 5 000 pieds à l’hectare contre une moyenne régionale de 2 000 ». La production devrait s’élever en 2018 à environ 10 000 caisses, avec un potentiel de production facilement atteignable de 17-18 000 caisses, explique l’associé américain.
Louis Barruol, au centre, entouré de Richard Rainey (à gauche), et de Justin Boyette (crédit : Chandra Russell)
« Un terroir de classe mondiale pour le riesling »
Si Louis Barruol estime que « le riesling est roi dans les Finger Lakes », il chante aussi les louanges du pinot noir. Son avis est partagé par le prestigieux Wine Spectator, qui a décerné l’été dernier la note inouïe de 90 à la cuvée Les Alliés Pinot Noir 2015 de Forge Cellars – c’est la deuxième fois seulement qu’un vin rouge des Finger Lakes a décroché un tel score. « La bonne surprise pour nous ici, c’est vraiment la qualité des vins », se réjouit le vigneron français. « On n’y voit aucune limite encore. On est dans une progression et on ne sait pas où cela va s’arrêter. Pour nous les Finger Lakes offrent un terroir de classe mondiale pour le riesling. C’est certain ». Là aussi, son avis est partagé par le gratin du monde du vin outre-Atlantique : « Aucune région viticole américaine ne m’excite autant que les Finger Lakes de New York pour le riesling », s’extasiait Eric Asimov dans le New York Times.
Reproduire le travail des moines bourguignons
Pour approfondir encore leurs connaissances du terroir sur la rive est de Seneca Lake – « berceau des grands crus des Finger Lakes » – Louis Barruol et ses associés entendent continuer leur travail sur la caractérisation des sols. « En réalité, nous faisons ce que faisaient les moines bourguignons au 16ème siècle », affirme-t-il. « Nous sommes en train d’identifier les potentialités plus ou moins grandes de chaque parcelle ». Sa motivation est renforcée par l’intérêt croissant manifesté par la presse américaine et les consommateurs en faveur des Finger Lakes. « On peut faire un rapprochement entre les Finger Lakes et la Californie dans les années 1970. Puis est arrivé le Jugement de Paris. Ici, on commence à se rendre compte du potentiel qualitatif de la région », estime pour sa part Edward Jurkiewicz. « L’avenir des Finger Lakes est très bon parce que le marché commence à comprendre que pour les blancs, qui ont une vraie fraîcheur naturelle, il n’y a pas d’équivalent aux Etats-Unis. Il faudrait qu’on devienne une sorte de Napa Valley pour les blancs. Il n’y a aucun doute que le potentiel est là ». Les étoilés Michelin en France ne se sont pas trompés… Quel que soit l’avenir de la région dans sa globalité, Forge Cellars et Saint Cosme réunissent indéniablement tous les ingrédients d’un storytelling réussi. Une histoire avec toutes ses vicissitudes où l’Ancien Monde rencontre le Nouveau, un patrimoine historique plusieurs fois centenaire se confronte à une région viticole vieille de quelques décennies et l’esprit collectif français – quoi qu’on en dise – révèle les limites de l’individualisme à l’américaine…