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4 200 hl de vins languedociens transformés en Bordeaux, Margaux, Pomerol…

Un négociant-commissionnaire aurait floué la place de Bordeaux pendant deux ans en jouant sur la traçabilité des livraisons.
« Tout est faux… Vous n’allez pas continuer ? Oubliez-moi ! » s’emporte Yanka Ferrer, avant de raccrocher et de ne plus répondre aux sollicitations de Vitisphere. Si le nom de la négociante commissionnaire bordelaise est assez peu connu, il est difficile de l’oublier une fois que l’on a pris conscience de l’ampleur de l’enquête pour fraudes qui vise son activité. Des soupçons de transformations de vins en vrac languedociens en vins AOC bordelais pèsent sur son négoce de Libourne, Signes de Terres. Révélée en 2014 suite à un contrôle par l’administration des Douanes et Droits Indirects, la fraude concernerait les plus grands noms de la place de Bordeaux.
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Parmi les acheteurs de vins languedociens transformés en AOC girondines, figureraient notamment le groupe Castel (y compris sa filiale Œnoalliance), les Grands Chais de France (GCF), les Grands Vins de Gironde (GVG*, du groupe Borie Manoux) et même le négoce de la première coopérative girondine (le Cellier Vinicole du Blayais, filiale de Tutiac). « Il y a bien plus de négociants concernés avec le jeu des reventes » confie un opérateur girondin, estimant que « cette transformation frauduleuse repose sur un schéma complexe. On ne peut pas le mettre à jour si l’on n’a pas accès aux comptabilités matières. Bref, si l’on n’est pas des Douanes ! ».
Selon des sources concordantes, le montage de ces transactions reposerait sur une falsification des Documents d’Accompagnement Électronique (DAE) de départ et d’arrivée, empêchant toute traçabilité des vins. Le mécanisme serait le suivant : suite à l’achat d’un lot de vrac dans le Languedoc par Signes de Terre, un premier DAE annonçait une adresse de livraison factice. Le transporteur était réorienté en cours de livraison vers une autre destination, sans avoir déchargé les lots dans les entrepôts agréés de Signes de Terres. Dans tous les cas, cette nouvelle destination se trouvait être le client final du négociant-commissionnaire. Un deuxième DAE était alors délivré, stipulant le même volume transporté que le premier DAE, mais plus la même qualité. Le temps de la livraison et de ce passe-passe, la traçabilité de ce vin pouvait ainsi être rompue et le lot afficher une nouvelle appellation, voire un autre millésime.
D’après des sources proches de l'enquête, 4 200 hectolitres de vins auraient ainsi été modifiés frauduleusement entre 2012 et 2014, dont 1 300 hl de vin transformés en AOC Bordeaux, 700 hl en Bordeaux supérieur, 700 hl en Pomerol, 600 hl en Margaux, 350 hl en Pauillac et 100 hl en Saint-Julien. Le tout à partir de vins Pays d’Oc IGP ou de Vins de France, achetés pour leurs cépages bordelais et leurs coûts bien moindres. Cette transformation astucieuse pourrait multiplier jusqu’à dix la valeur d’un lot. Pour donner un ordre de grandeur, les tonneaux de Margaux et de Pomerol s’échangeaient en janvier 2017 pour 890 et 1 000 euros l’hectolitre selon le Conseil National des Courtiers de Marchandises Assermentés, quand les prix moyens d’un vin rouge de cépages en Vin de France et IGP étaient respectivement de 82 et 90 €/hl selon FranceAgriMer.
Malgré les détails qui filtrent sur ce mécanisme de transformation, il n’y a pour l’instant pas trace d’une procédure judiciaire à l’encontre de Signes de Terres. Cet été, la société de Yanka Ferrer a notifié sa cessation d’activité rétroactive au 31 décembre 2015. Sollicitées, les Douanes n’ont pas donné suite aux questions de Vitisphere. Comme la majorité des instances professionnelles bordelaises, qui ne souhaitent pas commenter, soit par manque de connaissances du dossier, soit par volonté de ne pas intervenir dans un dossier hautement sensible. Une précaution qui n’empêche pas certains interlocuteurs d’évoquer la possibilité de se porter partie civile dès qu’une procédure judiciaire sera ouverte. « C’est une vieille tartine qui a deux ans. Une fraude à la petite semaine » évacue pour sa part un négociant languedocien, malgré l’ampleur de la fraude à l’échelle des AOC communales du Médoc. Alors que les rumeurs sur ce négociant-commissionnaire semblent courir depuis des années, il semble décidément difficile d’oublier en un instant l’affaire Signes de Terres.
* : Yanka Ferrer est d’ailleurs une ancienne acheteuse de vin pour le négociant GVG.