ans la filière vin, « il ne faut pas être dans le déni, la crise est au centre, elle est profonde et structurelle » diagnostique Olivier Constantin, le directeur général du Crédit Agricole de Nouvelle-Aquitaine, lors d’une table-ronde sur la crise et la reprise des vins de Bordeaux se tenant ce 18 octobre au château Ducru Beaucaillou. Fêtant la fin des vendanges avec un festival gastronomique montant en puissance, ce grand cru classé en 1855 de Saint-Julien témoigne de difficultés n'épargnant personne. Le château Ducru Beaucaillou a ainsi dû réaliser un « effort d’adaptation » avec la « dégradation » de 50 % de son prix en deux ans rapporte Bruno Borie, le directeur et propriétaire du château, évoquant désormais un « vin compétitif » dont le millésime 2024 se retrouve « autour de 100 € auprès du consommateur ». Faisant face à la cris commerciale des vins par la politique tarifaire (et des investissements techniques, comme un nouveau chai automatisé en finalisation), la propriété médocaine reste dans une politique de l’offre pour son premier vin sans écarter des approches de marketing de la demande pour le reste de la gamme.
Alors que le champ des possibles s’ouvre dans une filière vin plutôt traditionnaliste, « il y a des émergences, mais qui sont pour l'instant timides » rapporte Alaric de Portal, le directeur général du site Ventealapropriete.com, qui note « des petites émergences sur des [vins] sans alcool qui deviennent des tendances réelles », mais soulignant que « les gens aiment le vin pour ce qu'il est et pour tout ce qu'il véhicule. C'est un fantastique outil de réunion, de partage, de convivialité et c'est pour ça qu'on l'aime. » Reste à en convaincre les consommateurs, anciens comme nouveaux, ce qui mobilise les opérateurs de toute la filière. « Tous les acteurs sont à la construction des solutions à mettre en place. C'est ce qui fait plaisir à voir » partage Olivier Constantin, qui pointe que « dans les solutions, on critique l'arrachage*, mais l'arrachage est aussi, pour certains, une aubaine pour pouvoir gérer la sortie. Parce que dans les problèmes que l'on a, on a aussi des producteurs qui veulent arrêter. » Pour le banquier, « quelque part l'arrachage et l'arrêt progressif de l'entreprise, de la cession du terrain, sont pour certains une solution qui est souhaitable ou en tout cas qui est souhaitée aujourd'hui ».
Impératif d’arrachage
« L’arrachage est une nécessité à court terme » résume Bernard Farges, le président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), qui prévient que « la France va montrer une baisse de 10 % de son vignoble en deux ans. Et ça va continuer encore. On a besoin de réduire et ça, c'est évident, et c'est enfin un diagnostic partagé par toute la France. Ça ne veut pas dire que toutes les propriétés devront le faire. » Car il n’y a pas une viticulture, mais plusieurs confirme Olivier Constantin, notant que « le problème, c'est que l’adaptation touche des milliers de producteurs différents » en même temps, ce qui impose aux banques « de dire, par rapport à une analyse économique, comment on peut adapter le modèle, comment retravailler cette efficience, comment donner du temps. »


Si cette analyse financière va demander un travail au cas par cas, le banquier prévient que « rajouter de la dette à de la dette, ce n’est pas forcément la bonne réponse. Parce que mécaniquement, si jamais le marché reste stable et ne redémarre pas dans les proportions qu'on a connues, ce sera un problème demain » indique Olivier Constantin, pour qui le Crédit Agricole « a un devoir, c'est d'accompagner quelque part cette concentration, de façon à ce que ce ne soit pas brutal, que ce ne soit pas un arrêt du jour au lendemain ; Il y aura une consolidation et puis il y a des acteurs qui vont continuer et on commence à avoir de nouveau des investisseurs qui commencent à regarder les dossiers » pour se projeter sur une reprise de croissance.
Prix du foncier divisé par deux
« C'est compliqué d'avoir parfois des messages positifs dans un contexte tendu, mais pourtant il y a des signaux positifs » esquisse Philippe Tuzelet, le directeur de la Société régionale d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER Nouvelle-Aquitaine), rapportant des investissements conséquents (le rachat de 300 ha par un investisseur charentais, la structuration d’une filière d’approvisionnement en vin effervescent par un investisseur haïtien…). Si « dans ce contexte tendu, il y a des choses qui se passent, il y a des transactions qui se font », le directeur de la SAFER note que cela est permis par « une adéquation entre l'offre et la demande » puis l’obligation que « les vendeurs acceptent de réviser leurs prétentions sur les transactions […] avec des réductions assez significatives des prix, presque divisées par deux. C’est quand même compliqué pour un agriculteur qui a investi toute sa vie pour son travail, son capital et sa retraite, mais c'était nécessaire. »
Parole de négociant, ces sacrifices ne sont pas vains pour la filière. « Aujourd'hui on n'est pas très loin de l'équilibre entre offre et demande. On a besoin de peu de choses pour retrouver les bons équilibres, mais on a aussi besoin que tous ensemble on redevienne un petit peu plus optimistes » plaide Mathieu Chadronnier, le président du négoce CVBG (groupe Dourthe). Soulignant que « la surface du vignoble bordelais est revenue à ce qu'elle était dans les années 1980 », le négociant pointe qu’« avec cette mutation il y a des opportunités qui émergent » car si les marchés historiques sont à la peine (Europe, Chine et États-Unis), il y a du potentiel en Afrique, en Asie du Sud-Est, au Brésil avec l’accord du Mercosur et en Inde s’il y a des accords de libre-échange qui bénéficieraient à tous les vignobles indique Mathieu Chadronnier.


Car « cette crise n'est pas que bordelaise. Il se trouve qu’on en parle plus à propos de Bordeaux que d’autres régions, mais c'est un phénomène qu'on trouve » ailleurs et dont l’origine est « une mutation de la consommation. Le vin n'est plus un produit de consommation courante. Qu'on le veuille ou non, c'est une réalité qu'on doit accepter, c'est un produit qui finalement aujourd'hui se concentre sur sa substance la plus essentielle qui est celle du partage, de la convivialité, du plaisir, d'une forme de culture [ce] qui oblige à adapter la surface du vignoble. » Sachant que pour Mathieu Chadronnier, « si le vin n'est plus un produit de consommation courante mais un produit récréatif, un produit qui a vocation à donner du plaisir, il y a là pour Bordeaux et pour tout ce que représente Bordeaux des opportunités extraordinaires. » Le négociant jugeant daté et dépassé le concept de Bordeaux bashing dont il entend beaucoup parler en Gironde, mais jamais sur ses marchés à l’export (95 % de son activité).
Appel au collectif
Reconnaissant « sur le marché français, une faiblesse sur les prescriptions de cavistes, restaurateurs et journalistes peut-être », Bernard Farges reconnait que « ça a été plus compliqué plus tôt pour les vins de Bordeaux, même si aujourd'hui on sent qu'on est tous un peu en difficulté au-delà de Bordeaux. Le sujet de la déconsommation de vin rouge particulièrement dépasse les frontières bordelaises. » D’où le besoin pour le président du CIVB et du CNIV (Comité National des Interprofessions des Vins à appellation d'origine et à indication géographique) « d'améliorer l'image du vin pour aller chercher des nouveaux consommateurs et des consommateurs qui nous ont un peu abandonnés ou qui ne nous connaissent pas ». S’il faut arracher pour le viticulteur bordelais (« réduire, il faut le faire »), il est nécessaire pour lui d’« innover sur différents produits, innover sur la façon de parler du vin, relancer la consommation on a besoin de moments pour reparler du vin et du plaisir de boire des vins ». Sachant qu’« il faudra peut-être replanter des vignes dans quelques années » selon l’évolution des besoins. « En tout cas, aujourd'hui on a besoin de réduire pour s'adapter au marché et il faut innover, il faut relancer avec l'appui de moyens mis en commun par l'ensemble de la profession viticole. Seul, Bordeaux n'arrivera pas à reconquérir de nouveaux consommateurs et l'image du vin, puisque c'est systémique » martèle Bernard Farges.
« Les viticulteurs sont amenés à s'adapter en permanence. C'est compliqué parce qu'on est sur du temps long » ajoute Philippe Tuzelet. Le directeur de la SAFER notant que s’« il y a une nécessaire adaptation du volume au regard du marché. En même temps, quand on écoute les messages d'exportation et des nouveaux marchés, il ne faut pas non plus tout anéantir. Donc il faut doser, planifier. C'est tout l'enjeu de ce qui est attendu des politiques publiques quelque part. C'est compliqué. » La filière des vins bordelais ne dira pas le contraire ne pleine crise.
* : Parmi les contempteurs de l’arrachage on trouve le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF) et des économistes et consultants.
Une table-ronde dans l'arène ce samedi 18 octobre.