itisphere : La loi Duplomb met fin à la séparation de la vente et du conseil phytosanitaire. Pourquoi ce retour en arrière vous paraît-il problématique ?
La séparation de la vente et du conseil applicable depuis le 1er janvier 2021 avait ses limites, mais elle allait dans le bon sens. Si elle n’a pas fait baisser les ventes de phytos, c’est d’abord parce que les coopératives et le négoce n’ont pas joué le jeu et continué à prodiguer des conseils spécifiques, comme l’a relevé le Conseil général de l’Alimentation, de l’Agriculture, et des espaces ruraux (CGAAER). On a aussi entendu dire que l’offre en conseillers était insuffisante, mais même dans les régions où elle s’est bien développée, les distributeurs n’ont jamais accepté de perdre la main sur la création des programmes de traitement qui conditionne directement leur chiffre d’affaires. Présenter la suppression de la réforme comme une victoire des agriculteurs alors qu’elle a été poussée par le lobby de l’agrofourniture me paraît trompeur et leur laisser croire dans une situation économique déjà très difficile qu’ils vont pouvoir continuer à produire comme avant alors que le niveau de contraintes auxquelles ils vont devoir faire face ne va faire qu’augmenter est très dangereux.
Vous affirmez que ce retour en arrière va peser sur la capacité des viticulteurs à réaliser la transition écologique imposée par le durcissement de la réglementation. Pourquoi ?
Parce que comme c’était le cas il y 20 ans, le conseil des distributeurs reste centré sur la vente de phytos, alors qu’aujourd’hui les viticulteurs ont besoin d’être accompagnés sur leur non-utilisation. De nombreuses substances actives herbicides, insecticides ou fongicides ont disparu et vont continuer à disparaître ces prochaines années sans être remplacées. Il y a un mois, nous avons encore assisté au refus de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) de 50% de 31 produits à base de cuivre pour protéger la vigne du mildiou. En bio comme en conventionnel, il va falloir être très fort en 2027 pour protéger ses vignes, le tout en respectant en plus les zones de non traitements (ZNT) aquatiques et les distances de sécurité riverains, et ce ne sont certainement pas les distributeurs qui vont pouvoir aider les viticulteurs à trouver de nouveaux mix techniques, à intégrer des produits de biocontrôle souvent pénibles à utiliser, des mesures prophylactiques, planter des haies…
Concrètement, qu’est-ce qui bloque dans l’approche des distributeurs ?
Ils n’ont ni l’intérêt, ni le temps d’accompagner la réduction d’usage. Dans de nombreuses régions, ils passent une fois en octobre ou novembre chez chacun de leurs 100 voire 150 clients pour établir en deux heures un programme de traitements, de désherbage et de fertilisation. Résultat, ils se contentent d’informer des nouvelles contraintes sur tel ou tel produit en laissant les viticulteurs se débrouiller et participent au maintien de solutions court-termismes, alors que la gestion des résistances aux herbicides ou la préparation de la sortie d’un insecticide est un travail de terrain long et complexe.
Quand chez Phloème nous réalisons au minimum 10 visites et souvent 20 à 25 visites par an, les distributeurs repassent uniquement chez quelques clients en cours de campagne en fonction des risques pour leur recommander des traitements. On le voit par exemple pour les cicadelles vertes avec l’étofenprox que les distributeurs font beaucoup trop systématiquement utiliser sans anticiper son retrait alors qu’il est problématique à utiliser compte tenu de son profil écotoxicologique, et sans doute condamné à disparaitre lors de la prochaine réhomologation. Quand l’étofenprox aura disparu, beaucoup de viticulteurs vont se retrouver le bec dans l’eau faute d’avoir été accompagnés dans les suivis de populations et l’application d’argile en préventif par exemple, au moins sur une partie du parcellaire. Et la même histoire est en train de s’écrire avec contre les vers de la grappe pour lesquels les solutions efficaces et assez faciles d'emploi comme l’emamectine risquent de disparaitre. Les distributeurs ne proposent que des produits de remplacement, pas des stratégies plus compliquées de raisonnement et de biocontrôle.
Certains viticulteurs pourraient se retrouver à produire dans l’illégalité ?
C’est déjà le cas, comme les contrôles sont quasi inexistants sur le terrain et chez les distributeurs, certains vendeurs les encouragent à filouter. Un grand nombre de viticulteurs sont parfois poussés et accompagnés à continuer le glyphosate au delà des doses réglementaires ou à appliquer des herbicides de grande culture du fait de l'augmentation des résistantes, alors que la seule solution durable permettant d'éviter les invasions de raygrass ou d'érigéron est de passer au moins en partie au désherbage mécanique, ce qui n'est pas simple, plus coûteux, et demande de l'accompagnement...
Plutôt que revenir sur la séparation de la vente et du conseil, quelle aurait selon vous été la solution ?
Pour être à la hauteur de ses ambitions, l'Etat devrait trouver le moyen d'accompagner la sortie de la simplicité de la lutte chimique par un vrai conseil agronomique de terrain. Pendant des années les conseillers ont aidé à utiliser de mieux en mieux les produits disponibles, maintenant qu’il en a de moins en moins, les exploitants ont besoin de conseillers à la non-utilisation, que ce soit des techniciens de Chambres d'agriculture, de centres d'études techniques agricoles, de CUMA, de caves coopératives...qu'importe, et je me répète, mais confier le conseil de non-utilisation de produits à des gens qui en vendent ne fonctionne pas. D'ailleurs, dans certaines régions viticoles pauvres, il n'y avait déjà plus de conseillers vendeurs avant la séparation des deux métiers. Les achats de phytos se font directement au dépôt sans aucunes recommandations d'utilisation.
En l’état, qu’espérez-vous des prochains décrets d’application de la loi Duplomb ?
Qu’ils imposent les mêmes contraintes aux conseillers indépendants et aux distributeurs qui facturent aussi du conseil ou alors qu’ils créent différents niveaux de conseil, un conseil vraiment indépendant et un conseil de vendeur. En plus d'engager notre responsabilité civile, nous sommes agrées par le ministère de l'Agriculture et contrôlés chaque année par un organisme certificateur que nous payons pour vérifier que nous respectons tout un cahier des charges, que ne nous contentons pas de dire à nos clients « tu mets ça à telle dose », mais que nos préconisations se basent sur des observations et une connaissance de leur parcellaire, leurs certifications, leurs contraintes en termes de riverains, de ZNT...