en croire les déclarations récentes des Vignerons de Buzet dans la presse (autre que Vitisphere, les représentants de la coopérative ne répondant pas aux sollicitations), vous seriez le responsable d’un déficit de 36 millions d’euros plombant la cave coopérative en ayant décidé notamment l’investissement de Rigal. Que répondez-vous à ces accusations ?
Pierre Philippe : D’abord, il n’y a pas de déficit de 36 millions €, contrairement aux effets de manche et variations selon les déclarations reprises dans la presse. La dette exigible telle qu’indiquée à la page 14 du plan de sauvegarde est de 24 millions € selon les commissaires aux comptes. Il faut revenir sur la distinction entre dette et déficit : les dettes sont le cumul du passif des six entités de Buzet, il faut mettre en face l’actif pour savoir s’il y a un déficit. Il n’y avait pas de déficit au dernier bilan dont je puisse être tenu responsable : celui de l’exercice 2022-2023, qui a été validé et certifié sans aucune réserve par le commissaire aux comptes. Il est essentiel d’avoir le bon référentiel de temps pour savoir de quoi on parle. On ne peut me tenir comptable 17 mois après mon départ des dégradations économiques qui ont eu lieu depuis.
Ensuite, il s’est passé du temps et d’autres décisions ont été prises dont je ne suis pas responsable. Je veux bien considérer que les stratégies d’hier ont des conséquences aujourd’hui, mais des décisions de la nouvelle gouvernance ont altéré la situation. Comme l’utilisation des comptes courants d’adhérents (qui sont quasiment des fonds propres en haut du bilan) ou le déstockage de 40 000 hl de vins de Buzet en vin de France (pour faire une avance sur la récolte 2024 à venir en prevision de la mise en sauvegarde qui gèle les créances antérieures).
Enfin, il faut revenir aux modes de fonctionnement des caves coopératives. Tout y est réglé par des décisions démocratiques : je n’étais pas le seul à tout décider comme on semble vouloir le faire croire. Il y a des présidents qui ne sont jamais cités. En tant qu’ex-directeur je ne veux pas m’exempter de toutes les décisions prises, mais on ne peut pas confondre culpabilité et responsabilité. Un directeur général de cave coopérative n’est pas un mandataire social. Il faut un accord écrit du directoire et du conseil de surveillance pour toute nouvelle ligne de crédit bancaire. La dette reposait sur un équilibre fragile, qui tenait sur la confiance des clients, des banques, des cadres… Que l’on arrête de raviver les plaies pour savoir qui est le plus responsable des difficultés. L’origine de certains soucis de Buzet prend sa source bien avant moi.
Lors de votre direction, il est vous est reproché un mauvais choix d’investissement en 2021 avec la reprise de Rigal à Advini à un prix qui serait surévalué. Que répondez-vous ?
Aujourd’hui, le nouvel expert comptable regarde les résultats de Rigal (pas son EBITDA) et estime que l’achat était trop cher. Mais ce résultat est volontairement écrasé par des contrats supports au groupe coopératif pour amortir les charges de structure et payer le moins d’Impôt sur les Sociétés en contribuant au groupe d’appartenance et en améliorant le revenu des vignerons. Comment peut-on dire qu’il y a pu avoir un achat de Rigal 70 fois sa valeur ? Personne ne fait ça… On a respecté les coefficients multiplicateurs d’EBITDA retraité. Tout a été validé par des avocats d’affaires, nos banquiers, les réviseurs de la coopération... Soyons sérieux. Tout a été audité et contrôlé. Il n’y a pas eu de faute de gestion. Je n’ai pas décidé seul de ce rachat à l’époque. Le conseil de surveillance et le directoire ont validé la proposition pour diversifier notre portefeuille (avec des vins AOC Cahors et des vins blancs du Gers) et aller à l’export (en s’appuyant sur les forces commerciales d’Advini).


À l’époque, nous constations la diminution des volumes de vente de vins rouges et les rosés suivaient la tendance. Buzet produit 97 % de vins rouges et rosés pour seulement 3 % de vins blancs. Je proposais le développement de blancs, mais il y a une gouvernance qui décidait, moi j’exécutais. Il n’y a pas eu une réunion sans que je répète qu’il fallait arrêter de planter du merlot dans la plaine à maïs pour s’orienter vers plus de blanc. Je n’ai pas été suivi, ce sont des décisions que je ne peux imposer à la coopérative et ses adhérents, ils sont patrons chez eux.
Tout ça n’est pas dit, mais raccourci dans des petites phrases pour arriver à l’idée que Pierre Philippe est un mauvais garçon. Les choses ont bien changé en quatre ans sur le marché du vin. Ce n’était pas le même monde. Ça me semble avoir du sens de mettre à profit l’outil de commercialisation à l’export d’Advini. Les investissements n’ont pas rapporté ce qui était attendu. Ce sont les risques des affaires. Je ne dis pas que j’ai tout bien fait, mais les circonstances n’ont pas aidé. Je revendique l’investissement dans Rigal pour élargir des gammes, alors que je portais depuis des années l’idée de planter du blanc ou de se séparer de propriétés qui coûtaient plus qu’elles ne rapportaient. Les Vignerons de Buzet ont des difficultés et j’ai pu en faire partie : je ne m’exonère pas de toutes mes responsabilités, mais je n’avais pas toutes les responsabilités.
Il y aussi une critique sur la reprise de Rigal à propos de la poursuite du contrat de distribution à l’export par Advini.
C’était le protocole originel. Nous n’avions qu’une personne dédiée à l’export. On proposait à Advini de prendre en gestion l’export des vins de Rigal et des Vignerons de Buzet. Ce n’est pas aberrant de s’adosser à quelqu’un de plus développé sur la commercialisation en dehors de nos principaux marchés (France et Belgique). Il est écrit dans le protocole de cession que nous allions être le pôle Sud-Ouest d’Advini. C’était l’originalité d’augmenter notre portefeuille et de s’appuyer sur un opérateur plus puissant pour s’implanter dans de nouveaux marchés. On prend un risque quand on valide une telle décision, mais tout le monde était d’accord. Cela a été voté à l’unanimité par des gens qui siègent aujourd’hui encore à la gouvernance. Ce qui compte, ce sont les informations lors de la prise de décision. On ne peut pas refaire le match 4 ans après.
Une véritable casse sociale a actuellement lieu dans le monde viticole français, avec une crise qui semble être tombée très rapidement sur la coopération.
La crise donne l’impression d’être arrivée rapidement, mais c’est le même effet que lorsque l'on s’avance vers une falaise : on est en train de se rapprocher du bord et on ne voit d'abord que l'horizon, pas de suite le précipice. Certains voyaient arriver une crise structurelle, beaucoup refusaient de voir les changements de consommation. Le résultat est brutal. Buzet a joué passablement de malchance. Après le rachat de Rigal sont arrivés de nombreux problèmes. La conjoncture s’est dégradée pour les vins rouges. Pendant 4 mois, fin 2023 une cyberattaque a été très mal gérée par notre hébergeur et notre logiciel ERP ne fonctionnait pas : ça a été une horreur pour être payé. Le château de Gueyze, la propriété historique de la cave, est un trou permanent depuis des années : son modèle économique de vignoble bio n’est pas assez rémunérateur avec 100 000 € de déficit par an en moyenne et de multiples accidents climatiques (gel ou grêle : pas de récolte 3 années sur 5 en moyenne). Mais on ne m’a pas écouté pour réduire sa surface, comme celles du vignoble de Buzet en général. Il y a eu un problème de gouvernance avec entre 2022 et 2024 pas moins de 5 présidents de conseil de surveillance et 3 présidents du directoire. Outre l’instabilité, ces changements révèlent une perte de confiance dans l’avenir de la filière et dans ma personne. On ne pouvait pas continuer comme ça.


Il est pourtant fait état d’un contrat de travail avec la cave vous engageant jusqu’à l’âge de votre retraite…
C’est vrai. Dans le contexte d’instabilité totale de la gouvernance, j’ai claqué la porte d’un conseil de surveillance en juin 2023. J’étais à bout de nerfs, travaillant 7j/7 pour éteindre des feux sans faire un travail de direction mais de la politique. J’ai été mis en arrêt maladie et la gouvernance m’a rappelé après quelques semaines. Je voulais parler de mon départ, ils me proposaient un retour. J’ai eu des excuses pour les débordements des derniers mois et avant de m’engager j’ai demandé la sécurisation de mon emploi, comme j’avais 60 ans, pour être mis à l’abri de leur versatilité. Il faut savoir que par un protocole transactionnel de rupture conventionnelle, signé quelques mois plus tard, cet avenant a été annulé et n’a jamais eu lieu d’être exercé. Car après l’été, la sérénité n’est pas revenue. J’ai préparé mon départ et ma succession avec deux recrutements effectués. Preuve de bonne foi, j’ai réduit à 3 mois mon préavis de départ qui était de 6 mois.


Depuis votre rupture, vous comptez désormais parmi les créanciers au passif de l’entreprise avec 480 000 € dus pour votre licenciement économique. On entend que cette somme serait à l’origine de la mise en redressement de la coopérative…
C’est leur façon de dire l’histoire, mais c’est un effet de manche et un raccourci. Ce qui m’est dû est aux deux tiers d’origine salariale (compte épargne temps, 13ème mois, 19 ans d’ancienneté selon la convention collective des directeurs de la coopération agricole) et à un tiers d’un accord transactionnel (pour éteindre le litige que pouvait engendrer un licenciement économique que j'aurais pu contester). Je n’ai rien fait qui mérite d’être à ce point vilipendé. Un peu de respect ne nuirait pas à l’affaire. Je n’ai pas à être le bouc émissaire pour aider à la réunification de ce qui reste comme le dit René Girard*. Comme je l’ai écrit sur Linkedin, plutôt que d’interroger les causes structurelles des difficultés traversées par la coopérative, d’explorer les décisions stratégiques passées ou les enjeux systémiques d’un modèle viticole en mutation, on préfère s’arrêter à ce qui pourra, pense-t-on, "faire réagir". Je n’ai pas reçu un parachute doré : c’est une dette salariale pour les deux tiers. La cave ne respecte pas sa signature alors qu’ils avaient l’argent. Il y avait des provisions dans les comptes de l’entreprise. On était partis pour que ça se termine correctement. C’est un comportement que l’on peut juger malhonnête.
Les prud’hommes ont jugé en référé que ces 480 000 € doivent être ajoutés au passif gelé. Il devrait y avoir une réduction substantielle de ces fonds…
Combien je serai payé, je n’en sais rien. Mais je ne sais pas si c’est une victoire de ne pas tenir sa parole en ne payant pas ce qui est dû à un employé depuis 19 ans. Je veux passer à autre chose. Je ne cherche ni polémique ni revanche. Je suis très triste qu’il ne reste que 15 salariés sur les 88 que j’ai quittés.
Depuis 2005, la cave de Buzet mise sur la Responsabilité Sociétale et Environnementale (RSE) avec une charte forte ("faire du vin bon et sain, de manière à générer des bénéfices environnementaux, sociaux et économiques. Anticiper l'évolution des marchés et y répondre. Se donner les moyens d'agir de façon éthique, pérenne et utile à la société"). Est-ce toujours d’actualité pour vous ?
Je serai surpris si l’AFNOR renouvelle la certification RSE engagée... Aujourd’hui, le comportement de la nouvelle gouvernance de Buzet ne répond pas aux exigences de la RSE. Des décisions ont été prises à l’encontre des engagements agroécologiques, avec la réintroduction de pratiques qui avaient été interdites.
* : « Le bouc émissaire n’agit que sur les rapports humains détraqués par la crise mais il donnera l’impression d’agir également sur les causes extérieures, les pestes, les sécheresses et autres calamités objectives » dans le Bouc émissaire paru en 1982.