uelle est la vision stratégique d’Allianz pour ses 4 propriétés viticoles médocaines alors que les vins rouges bordelais sont en grande difficulté ?
Étienne Pelcé : On ne peut pas se cacher que l’on a une petite difficulté, pas que bordelaise, même si la région porte la primeur des difficultés. C’est compliqué pour tout le monde, même les grands crus classés, face à un choc culturel, un stress mondial, une crise profonde et globale. Dans ce contexte, nous sommes en train de tester la qualité des porteurs de risques. Parmi eux, les propriétaires particuliers et individuels ont les plus grandes difficultés à tenir. Mais même parmi les actionnaires aux reins solides, ce n’est pas un moment facile et agréable. Dans les investisseurs, les familles du vin doivent s’interroger, comme ces gens du métier sont très présents et concentrés sur cette activité. Parmi les investisseurs plus institutionnels, les banques sont clairement dans un mouvement de retrait. Le bilan bancaire ayant du mal à porter la consommation de capital d’un portage actif dont le rendement est très pauvre sur une vision annuelle. Mais il porte une promesse de rendement élevé sur le long terme.
Les actifs qui traversent le temps sont rares. Même l’immobilier a un cycle moins long qu’un investissement dans le terrien : l’agricole, les forêts… et forcément les vignes. C’est un investissement très intéressant pour les assureurs qui cherchent des actifs très longs, sur plusieurs décennies, pour assurer et garantir les promesses à leurs clients. Les riches familles patrimoniales peuvent aussi se permettre de tenir pendant des cycles adverses. La vigne n’est pas rentable sur le court-terme, c’est un métier exigeant, coûteux et compétitif. Avec de la surproduction depuis 3 à 4 ans, il y un réajustement entre l’offre et la demande, qui est en train de passer par de l’arrachage.
S’élevant à 25 millions d’euros, votre plan d’investissement dans vos propriétés lancé en 2022 était-il, avec le recul, à contre-temps ?
Ce genre d’investissement n’est jamais à contre-temps. Sauf si l’on recherche un retour à court ou moyen terme. Les précédents investissements dataient des années 1960-1970 : cela faisait 50 à 60 ans. Par chance les outils étaient encore qualificatifs pour faire du vin, mais il fallait faire quelque chose. Aujourd’hui, le consommateur se veut plus sélectif, par choix ou préciosité, la concurrence bouge et il faut être au niveau de l’excellence. Nous souhaitions faire fleurir le potentiel de nos actifs (avec des vinifications parcellaires, un refroidissement intégré…). Les investissements ont été décidés en 2018-2019 et nous nous sommes pris la crise de 2023-2024. Mais en tant qu’actionnaire, si l’on n'avait pas fait l’investissement, nous serions moins sûr de faire partie de l’offre qualitative de demain.
Nous considérons que nos propriétés ont un grand potentiel : château Larose-Trintaudon avec le poids de sa marque très implantée (c’est l’un des plus gros producteurs en volume du Médoc avec 1 million de bouteilles pour 200 ha), château Larose Perganson (un satellite de Larose-Trintaudon avec des cuvées plus expérimentales), châteaux Arnauld et Tour de Pez (pour une offre un cran au-dessus à même de faire partie des grandes marques du Médoc). Cette crise est douloureuse, je ne la mésestime pas, c’est du jamais vu, mais pour les gens qui ont du potentiel pour demain, c’est positif. Cette crise va permettre d’aérer le marché en retirant une masse de vins qui sont de qualité relative, mais ne font plus partie de la demande : ostensiblement, personne n’en veut plus.
Vos investissements avaient aussi vocation à accompagner la transition agroécologique de vos vignobles. Allez-vous relancer la conversion bio de vos propriétés ou est-ce inenvisageable par rapport aux coûts de production et au manque de valorisation des marchés ?
Nous avons stoppé la conversion en 2024, compte tenu d’une année extrêmement humide. La difficulté, c’est de faire du bio avec autant de pluie dans la région bordelaise. Il faut rester raisonnable et paysan pour savoir arrêter. Les vignobles de Larose restent raisonnés, avec une notation de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) témoignant de notre attachement au développement durable.
Allez-vous arracher une partie des 260 hectares en production sur les vignobles de Larose ?
Nous pouvons nous permettre de produire moins, comme l’ensemble de l’offre est en train de s’effondrer. Nous avons sélectionné une quarantaine d’hectares de terroirs mal exposés par rapport au changement climatique et extrêmement gélifs pour les mettre en jachère, faire respirer le sol et nous verrons plus tard dans une logique d’adaptation des cépages (sans doute en réduisant le merlot, pourquoi pas en repensant la place du cabernet franc). Nous profitons du mouvement et adaptons notre offre à la crise du moment.
Actuellement, la campagne des primeurs 2024 témoigne des difficultés commerciales des vins de Bordeaux avec des opérateurs ne voulant plus stocker malgré des prix toujours plus bas. Quel est l’état de vos stocks à la propriété et quelle est votre vision de la place de Bordeaux ?
On ne va pas se cacher, on vend difficilement, mais on vend quand même. On stocke plus, mais avec une production réduite par le climat : un confrère me disait que l’on ne vendait pas, mais que l’on ne produisait pas non plus. Mais le coût de production augmente… Le problème est financier : comment fait-on pour porter le vin que l’on ne vend pas. Un actionnaire comme un assureur n’a pas de problème pour accompagner son actif à traverser le temps sur 18 mois, 2 ans ou plus… Il faut éponger tout ça, c’est une question de temps : et le temps, c’est de l’argent. C’est aussi le moment pour réfléchir sur le dispositif commercial et imaginer de nouveaux canaux.
La Grande Distribution (GD) aura été un réseau de vente important des vins rouge du Médoc, comment vous y positionnez-vous pour l’avenir ?
La GD restera forcément un vecteur pour nous. Nous vendons 60 % de nos vins en France et la majorité est achetée par la GD. La question est de savoir comment vendre en GD. Il est certain que cela va coûter plus. L’enjeu est d’animer les marques en GD. Dans les linéaires de Bordeaux et d’autres vins, le consommateur se retrouve comme une poule devant un couteau… Si l’on veut être n GD, il faut y animer son rayon sinon il ne vaut mieux pas y être. Il ne faut pas rêver pour les ventes sur internet, on ne pourra pas se détacher du vecteur GD. Mais nous voulons réduire notre assiette en France et être plus présent à l’export pour nous diversifier. Nous sommes actuellement à 30 % de nos ventes à l’étranger, passer à 40 % ne paraîtrait pas hurlant.
Animant la GD, les foires aux vins ont longtemps mis à l’honneur les Crus Bourgeois. Vous avez quitté le classement pour son édition 2025, alors que vous étiez particulièrement impliqué avec votre ancien directeur, Franck Bijon, qui présidait pourtant l’Alliance des Crus Bourgeois. On entend persifler dans le vignoble que ce serait parce que vos crus n’étaient pas aussi hauts que souhaité dans le classement 2025…
Nous avons beaucoup discuté avec Franck Bijon sur ce sujet et nous sommes tombés d’accord. Nous ne quittons pas les Crus Bourgeois, ce sont eux qui nous quittent. Les meilleurs Crus Bourgeois sont en train de quitter les Crus Bourgeois. Alors que le château Arnaud est devenu Cru Bourgeois Exceptionnel en 2020, personne n’est venu pour en prendre. C’était une surprise : ça n’a pas eu d’impact pour attirer et vendre. Il y a plus d'impact des bonnes notes de dégustation que du mot exceptionnel, qui n’a pas d’attrait. Nos distributeurs nous indiquent qu’ils s’en fichent : ce n’est pas le label Cru Bourgeois qui fait vendre.
Franck Bijon était le président de l’association, mais notre décision en était indépendante : nous n’y croyons plus. Le label des Crus Bourgeois n’était plus le label haut de gamme que nous espérions. La notion de Cru Bourgeois est moribonde pour moi, son association n’a pas assez de budget. Nous avons eu le courage de nous dire que les Crus Bourgeois tirent plus vers le bas qu’ils ne tirent vers le haut. C’est une baisse identitaire, nous ne voulons pas nous laisser entraîner parmi les Crus Bourgeois où nos camarades n’ont pas la capacité d’être autoporteurs de leurs marques. Nous nous sommes dit que nous pourrions faire des vignobles de Larose les premiers numéros des châteaux non classés de la région. Nous faisons le pari et nous assumons les identités que nous avons construites pour aller de l’avant.
Alors que l’on entend beaucoup de désespoir et de difficultés à croire sereinement dans l’avenir au sein de la filière vin, diriez-vous que les vignobles sont encore une valeur refuge ?
C’est une valeur refuge à condition d’être très sélectif. Des vignes ont été plantées sur des terroirs qui n’en étaient pas. Comme dans toute crise, il arrive un moment où il faut investir, à bon escient. Les Cazes et autres familles ont fait leur fortune dans ces moments : l’achat au plus bas avec une vision mettant de côté la noirceur de la crise pour voir l’espoir. Nous estimons qu’il est encore un peu tôt pour investir, mais il faut être convaincu que Bordeaux n’est pas en train de couler. Les terroirs sont magnifiques, avec une mixité intéressante pour les cépages et les assemblages. Dans le Bordelais, il faut savoir prendre les opportunités. Cette région a du mal à se transformer, étant très classique et ancrée dans la tradition. Que le négoce et les Crus Bourgeois s’effondrent, tant mieux cela va permettre de se réinventer.