etite commune de 200 âmes à une vingtaine de kilomètres des faubourgs de Reims (Marne), Bouvancourt n’avait plus de vignes plantées depuis la crise du phylloxéra à la fin du XIXème siècle. Mais ça, c’était avant l’installation de la famille Schmit venue d’Oise et son projet d’exploitation viticole, porté depuis 2020 par le Groupement Foncier Rural Vallibus, pour la production de vins sans Indication Géographique (VSIG ou vins de France) comme la commune de Bouvancourt est seulement dans la zone de transformation de l’aire actuelle de l’appellation (on ne peut pas y planter de vignes AOC, mais seulement y transformer des raisins en Champagne).
En mai 2024, « nous avons planté une petite parcelle de vignes de pinot meunier de moins de 500 m² à Vaux Varennes, au lieu-dit Les Vignes d’après le cadastre napoléonien » explique Thomas Schmit, associé du domaine familial, indiquant l’objectif d’« y produire en bio un vin sans IG (plutôt rouge et tranquille), sans revendiquer l’AOC Champagne » distante de quelques kilomètres. Espérant apaiser le débat, l’aspirant vigneron ne veut pas être le bouc émissaire de tensions actuelles sur la révision de l’aire AOC Champagne et l’évolution de la réglementation européenne pouvant étanchéifier zones d’appellation et VSIG : la première étant suspendue à la seconde par le Syndicat Général des Vignerons de Champagne (SGV) qui veut une maîtrise totale des plantations sur sa zone pour éviter des risques de fraudes et de dépréciation de son image.
Dans les règles de l'are
Rappelant le cadre actuel des autorisations de plantation, Thomas Schmit rapporte que « cette plantation s’inscrit dans un cadre parfaitement légal, avec des autorisations de plantation délivrées par FranceAgriMer depuis 2021, limitées à un ou deux ares chaque année », le SGV ne voulant pas ouvrir les vannes des VSIG sur sa zone Champagne et réduisant au minimum syndical l’expansion annuelle qui est rendue obligatoire par la réglementation européenne. La possibilité d’imposer 0 % de croissance, et donc réduire à zéro la possibilité de planter des VSIG en aire AOC, est donc au centre des demandes d’évolutions de la Champagne viticole, la Commission européenne ayant ouvert sur le sujet une possibilité d’évolution du cadre légal dans son paquet réglementaire dédié au vin.


En l’état actuel de la réglementation, Thomas Schmit compte poursuivre son bonhomme de chemin. Qui passe depuis le départ par la case judiciaire. Souhaitant développer une activité commerciale, et non un vignoble à usage familial (ne pouvant dépasser 10 ares), le GFR Vallibus a demandé à planter 30 ares de vignes en 2021 sur la plateforme administrative Vitiplantation gérée par FranceAgriMer. Recevant 1,11 are (après la ventilation des 10 ares disponibles auprès des différents candidats), le domaine estime que cette limite champenoise de 10 ares/an attribués constitue un contournement de la réglementation européenne par la France, afin de réduire au maximum l’extension sans pouvoir mettre 0 plantation. « Comment prétendre développer une activité viticole économique quand on n’accorde que 100 m² ? » pose Thomas Schmit. Le domaine saisit la justice administrative en septembre 2021 : un premier recours, suivi par d’autres : en 2022 de nouveau le Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne pour 2 ares autorisés sur 1 hectare demandé, puis en 2023 devant le conseil d’Etat pour attaquer l’arrêté du 27 février 2023 limitant les plantations après l’obtention de 1,6 are (en 2024, le GFR reçoit 1 are, mais ne fait pas de recours face aux procédures déjà lancées).
Ne plaisant pas au vignoble AOC Champagne, les jugements du tribunal administratif rendus le 8 février 2024 pour la demande de plantation de 2021 et sur le recours 2022 annulent les limitations à 1,1 et 2 ares de 2021 et 2022. N’étant pas appelé à la cause, le Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC) a vu balayées ses justifications données à FranceAgriMer pour limiter à 10 ares/an les VSIGE en zone Champagne. Pointant des « éléments, à caractère très général et affirmatif », les juges administratifs estiment qu’ils « ne sauraient suffire à démontrer l'existence d'un risque de dépréciation importante des vins commercialisés sous l'appellation "Champagne" alors que les vins sans indication géographique, dont la production dans la zone "Champagne" est quasiment nulle ».


Un revers cuisant qui fait les affaires de Thomas Schmit : « le tribunal de Châlons reconnait qu’il n’y a pas de raison pour FranceAgriMer de restreindre nos plantations en 2021 et 2022 comme il n’y a pas de risque dûment démontré de dépréciation de l’appellation ou de détournement de sa notoriété. Il n’y a pas de risque, on n’est pas en Champagne, il n’y aurait que le code postal qui pourrait le rappeler. » Désormais, « nous attendons l’octroi de droits plus conséquents à l’issue de la campagne 2025 » indique Thomas Schmit, pointant que « la réponse de Franceagrimer tarde. On devrait nous octroyer 30 ares + 1 ha si la décision est respectée ». Contacté, FranceAgriMer ne souhaite pas commenter le sujet.
Concernant la décision du Conseil d’État rendue le 25 septembre 2024, elle aboutit au renvoi du dossier devant le Tribunal administratif de Châlons. Un dossier cette fois beaucoup plus suivi, à FranceAgriMer se sont joints à la cause le ministère de l’Agriculture, le SGV… Avec des arguments qui s’annoncent plus affutés sur le risque de dépréciation de l’AOC. « Le dossier s’annonce béton et la filière peut être sereine » glisse un proche des instances champenoises, espérant que « nous aurons demain une réglementation encore plus précise si la réglementation européenne évolue et que l’on peut décider 0 % de plantations nouvelles. Il faudra vivre avec les 10 ares octroyés annuellement en les contrôlant strictement. » Si les représentants de la filière craignent que les VSIG ouvrent la boîte de Pandore dérégulant le vignoble champenoise, d’autres personnes craignent que le développement de vins de France ne ferme la révision de l’aire AOC dont certains rêvent depuis des décennies.
Bouvan(pas si)courtois
Les habitants de Bouvancourt en rêvent autant qu’ils en parlent depuis des décennies : un jour, la commune sera apte à produire de l’AOC Champagne, les vignes reviendront sur le coteau et le prix du foncier serait multiplié par 100 : l’hectare de vigne se négocie 1,18 million d’euros en Marne pour 2023, quand le prix de la terre nu à Bouvancourt est estimé à 10 000 €. De quoi attiser les espoirs des Bouvancourtois… et les craintes qu’un vignoble VSIG fasse tout dérailler, l’AOC Champagne s’étant toujours exprimée pour qu’il n’y ait pas de mixité. Cette tension expliquerait que la parcelle de pinot meunier du GFR Vallibus ait été intégralement désherbée en octobre 2024. « En 2024, il y a mildiou, mais on s’en est sorti » retrace Thomas Schmit, qui se souvient de l’inquiétude qui lui est tombée dessus en fin d’année face à la rapide défoliation des jeunes ceps : « quand on a vu que les herbes cramaient sur une zone millimétrée, avec une délimitation carrée bien nette… On a compris que la vigne n’était pas en train de perdre ses feuilles mais qu’elle avait été victime d’un acte malveillant criant. C’est un travail de pro : l’herbicide a été amené dans les pochettes protégeant les plants. Mais personne n’a été surpris sur le fait. On a porté plainte ». Si la gendarmerie de Fismes ne peut commenter, la compagnie départementale de Reims confirme qu’une affaire est en cours.


Pour expliquer ces tensions, il faut comprendre que des familles attendent depuis des décennies le classement de leurs parcelles en appellation, qui pourrait concerner une quarantaine d’hectares sur le coteau avance Arnaud Ninin, le maire de la commune de Bouvancourt. En l’état, « c’est un petit village très agréable. Tout le monde s’entend bien, sauf sur certains sujets » reconnait l’édile, qui a déjà entendu des noms d’oiseau voler sur le projet de la famille Schmit.
Paroles en l’aire AOC
Certains lui ayant dit qu’il n’était pas normal de planter, que le domaine a eu ce qu’il méritait et que s’il replante, il y aura plus de dégât. Des paroles en l’air veut croire le maire, qui a pu constater le travail consciencieux dans sa malveillance de la parcelle du GFR Vallibus. Installé en 1994, Arnaud Ninin entend depuis que bientôt la commune sera en AOC : une arlésienne qui semble aujourd’hui aller à contre-temps des difficultés économiques des vins de Champagne, dont les commercialisations ralentissent. Ce qui n’empêche pas l’espoir de centupler le prix de la terre apte à l’AOC. Quitte à désherber chimiquement un vignoble naissant (et polluer la source d’eau potable voisine).
Face au rêve de la poule aux œufs d’or de certains, Thomas Schmit indique ce printemps 2025 avoir la boule au ventre. Ayant taillé la vigne fin mars, « malheureusement, une partie des pieds paraissent bel et bien morts, avec des bourgeons secs et du bois cassant. D’autres semblent plus ou moins vivants, avec quelques pleurs et des bourgeons qui gonflent, mais il est encore trop tôt pour établir combien ont survécu et resteront vigoureux » indique le diplôme d’école de commerce.


Si la plantation de vignes sans IG inquiète les agriculteurs et vignerons sur place, ayant donc le sentiment que la commune aura des difficultés à rejoindre l'aire d’AOC Champagne qui s’oppose à la mixité, il n’y a pas de rapport entre les deux selon un fin connaisseur de ces dossiers. « Ce n’est pas parce qu’il y a une plantation de VSIG sur une commune qu’elle ne pourra pas entrer en AOC. Ce n’est pas malin s’il y a des actions contre ces vignes » réagit cette source, appelant à l’apaisement pendant que les contentieux se poursuivent devant la justice administrative (le désherbage ayant eu lieu juste après la décision du Conseil d’État, fin septembre 2024).
Cet expert des arcanes champenoises pointe que Bouvancourt se trouvant dans une zone de spécialisation de l’AOC Champagne, « il est normal que cela provoque de l’émotion » et ajoutant que « l’on peut s’interroger si de petits malins ne se disent pas qu’ils vont profiter de cette période de flottement pour planter des VSIG en respectant le cahier des charges de l’AOC, pour voir si en 2045 le régime d’autorisation de plantation est libéralisé, ce qui leur permettrait de revendiquer directement leurs parcelles en appellation. »
Pas de plants sur la comète
Une forme de théorie du complot que ne comprend pas Thomas Schmit : « nous avons jusque-là fait le choix de planter du meunier à 10 000 pieds/ha. Non pas pour se conformer au cahier des charges, mais parce que ce cépage et la vigne en haute densité nous paraissent adaptés à ce terroir. Nous gardons toute liberté pour la suite. Nous réfléchissons par exemple à une conduite sur échalas, à une taille avec des charpentes permanentes ou à la plantation de cépages hybrides ou venus d’autres régions. » Pas de plan sur la comète AOC martèle l’aspirant vigneron, qui note qu’« il faudrait être acharné pour cultiver une vigne hors appellation pendant vingt ans, dans le seul objectif qu’elle puisse peut-être intégrer l’AOC ! »
Finalement, « nous voulons juste être libres de cultiver la vigne hors de l’aire d’appellation » martèle Thomas Schmit, qui conclut : « je n’ai aucun problème à ce que la Champagne maîtrise sa production, mais dès que l’on sort de son AOC, on n’est plus dans sa production, on est dans les VSIG. On peut citer des appellations prestigieuses ayant des vins de France à leurs portes sans que cela ne pose de problème. Le SGV ne peut pas former un cordon sanitaire autour de l’appellation. »
Un aperçu après le désherbage de la fin 2024 des plants de pinot meunier (sur fercal comme les sols sont très calcaires).