e 18 avril 1855 était publié le classement des 87 crus du Médoc et de Sauternes à l’occasion de l’exposition universelle de Paris : la première française et la troisième mondiale après celles de Londres en 1851 et New York en 1853. Ce qui n’est pas neutre : « le premier classement de denrées alimentaires au monde doit son existence à l'ancienne rivalité opposant la France à l'Angleterre » relève le guide Route 1855 orchestré par le conseil des grands crus classés en 1855 (éditions Flammarion, 2022), pointant que « quand l'Angleterre célébrait une révolution industrielle qui avait contraint une large partie de sa population rurale à quitter ses terres, la France choisit, tardivement, mais de façon significative, de mettre également en avant son plus célèbre domaine d'excellence agricole, la viticulture ». Mais plus que le concours des vins venus de toute la France*, c’est le classement bordelais qui marque les esprits et l’histoire viticole.
Orchestré par la Chambre du Commerce et de l’Industrie de Bordeaux, ce travail réalisé par le syndicat des courtiers n’était pas totalement inédit. Avant même le classement de 1787 du futur président américain Thomas Jefferson (à l’époque ambassadeur des États-Unis en France), il existait en 1755 des classes de prix selon les paroisses de production (800 à 1 800 livres le tonneau des premiers crus de Pauillac, Margaux, Saint-Mambert, Cantenac, Saint-Seurin-de-Cadourne et Saint-Julien contre 300 à 600 livres pour Soussans, Labarde, Arsac, Listrac, Saint-Estèphe, Saint-Laurent, Macau, Ludon, Le Taillan…). « Cette classification est officialisée en 1767 par son inscription aux archives de l'Intendance de police et justice » rapporte Jean-Michel Cazes dans le chapitre "1855 forever" de son autobiographie Bordeaux Grands Crus : la reconquête (éditions Glénat, 2022).


Le défunt propriétaire du château Lynch-Bages (cinquième grand cru classé en 1855 de Pauillac) rapporte qu’en 1855, Lodi-Martin « Duffour-Dubergier, président de la Chambre [de Commerce de Bordeaux] confie au syndicat des courtiers la mission d'établir la liste "bien exacte et bien complète de tous les crus rouges classés du département [et] la classification relative aux grands vins blancs". Les courtiers s'exécutent. Ils établissent un classement en le fondant non sur la dégustation, mais sur un critère objectif : le prix des vins, qu'ils connaissent parfaitement » avec des « vins rouges du Médoc, sauf Haut-Brion, produit dans les Graves. Pour les blancs, ils ne retiennent que les communes de Sauternes et de Barsac » poursuit Jean-Michel Cazes, qui relève que « beaucoup s'étonneront plus tard de ne voir figurer aucun vin de la rive droite. Mais ceux-ci, commercialisés à travers un réseau de courtiers et de commerçants bien distinct de celui de Bordeaux, dépendent alors de la chambre de commerce de Libourne. Le comité d'organisation de l'Exposition universelle a omis de l'interroger. »
Un oubli qui a fait tiquer par la suite. Du gouvernement de Vichy créant une classification de Pomerol en 1942 pour réviser la fiscalité du foncier aux vins de Graves établissant leurs crus en 1953 et le conseil de Saint-Émilion lançant un classement décennal en 1955. Mais la force du classement de 1855 est son siècle d’avance, lui donnant une patine et une aura difficilement égalable. « L’intelligence du système bordelais est construite à l’anglaise » partageait avec Vitisphere Franck Ferrand, consultant Histoire pour Europe 1 (émission quotidienne "Au cœur de l’histoire") et France Télévision (lors du Tour de France). Car quand « arrivent les périodes de vent et de tempête, tous sont contents de l’existence de ce système. Dans les secteurs d’excellence, la pérennité, la stabilité et l’encadrement sont de grandes qualités à l’anglaise. Il ne faudrait pas le perdre, ce serait tuer la poule aux œufs d’or » prévient le co-auteur de Grands Crus Classés en 1855 de Médoc et Sauternes (éditions Flammarion, 2017). Source d'abondance, ce classement de 1855 l'est par une particularité de taille : il distingue des noms de châteaux ayant la capacité d'évoluer dans leur assiette foncière, pas un parcellaire figé dans le temps ou un cahier des charges. « Ces grands crus font mine d'établir une hiérarchie des meilleurs terroirs, alors qu'il s'agit d'un classement de marque. On applaudit les pionniers du marketing ! » explique l'album l'Histoire des grands vins dessiné par Daniel Casanave et scénarisé par Benoist Simmat (Les Arènes BD, 2024).


Devenu le joyau des vins de Bordeaux, de son aristocratie du bouchon et des investisseurs du monde entier, ce classement a valeur refuge a connu un destin inimaginable il y a 170 ans. « Pour ceux de 1855, le classement devait être occasionnel, sans lendemain, oublié dès la fin de l'exposition. Or, à l'usage, peu à peu, il sera la bible des crus classés. Jusqu'à devenir un monument ! » écrit le baron Philipe de Rothschild, figure tutélaire du château Mouton Rothschild dans son autobiographie Vivre la vigne (aux presses de la Cité, 1981). « Pendant longtemps, la plupart des crus classés ne se sont pas beaucoup souciés du prestige que leur offrait la classification [jusq’en] 1949 pour que la législation réglemente l'utilisation du terme "cru classé" et le rattache à la classification de 1855 » rapporte Jean-Michel Cazes, pointant qu’« il en va autrement de Philippe de Rothschild qui a fait du reclassement en "premier cru" de Mouton le combat de sa vie. »
Dans le Vin et moi (éditions Stock, 2016), le journaliste Jacques Dupont pointait que « le classement de 1855, le fameux "réalisé à Ia demande" de Napoléon III, peut se comparer à un monument historique : hors de question de le rouvrir ou de le modifier ! Et pourtant, c'est précisément ce qu'il advint en 1973, l'impensable, la révision du classement de 1855 et l'accession au rang de premier cru classé de Mouton. » Combat de haute volée, qui a ouvert une brèche de montée en classement faisant encore rêver certains châtelains. Comme en témoigne le torpillage du projet de classement UNESCO du classement de 1855 : annoncé à l’occasion des 160 ans en avril 2015, mais abandonné comme cela risquait de figer une construction où certains se verraient bien monter d’un étage ou plus. Mais « la perfection est atteinte, non pas lorsqu'il n'y a plus rien à ajouter, mais lorsqu'il n'y a plus rien à retirer » écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes.
Finalement, « le 18 avril 1855, lorsque Napoléon Ill reçoit la proposition de la Chambre de commerce de Bordeaux et du Syndicat des négociants concernant le classement des crus du Médoc et de Sauternes, est-il conscient qu'il s'apprête à réaliser un monument d'éternité ? S'il avait consulté le calendrier des saints, il y aurait trouvé un indice : le 18 avril est le jour de la Saint Parfait ! » résume malicieusement le professeur Fabrizio Bucella dans son Antiguide du vin (éditions Dunod, 2018), pointant que « seules deux modifications ont eu lieu, ce qui explique son aura. La première concerne Cantemerle, qui fut intégré quelques mois après le classement initial. La deuxième concerne Mouton-Rothschild qui n'était que deuxième cru en 1855 et fut anobli au rang de premier en 1973, par un décret du ministre de l'Agriculture de l'époque, un certain Jacques Chirac. » Le pétillant Fabrizio Bucella ajoute pour la route « une anecdote ? Léoville Las Cases, le vin de Saint-Julien que Louis de Funès reconnaît sans le goûter à la fin de L'Aile ou la Cuisse, ne souhaite pas participer à l'organe de représentation des crus classés. Il n'apparaît donc pas sur les publications officielles. »
* : « De cette dégustation, l'histoire ne retient qu'une anecdote amusante : les bouteilles non terminées sont destinées aux cantines des hôpitaux de Paris, "pour ranimer des malades peu habitués aux vins de Château-Lafite...", selon M. Saint-Amant » rapporte le conseil.
Le classement va des premiers aux cinquièmes crus pour les 60 châteaux du Médoc et le cru de Pessac-Léognan (avec Haut-Brion) et du premier cru supérieur (Yquem) aux deuxièmes crus en pasant par les premiers crus pour Sauternes et Barsac.