lle l’avoue : «Je suis timide, confie Manon*, 47 ans, la voix douce. Comme mon frère, je n’ai pas l’âme commerciale. Peut-être, malgré cela, aurait-il fallu qu’on se diversifie dans la bouteille pour ne pas dépendre du négoce.» Excepté qu’il n’est plus temps de s’interroger. Le 28 décembre dernier, Manon et son frère, à la tête d’une exploitation de 33 ha en AOC Médoc, se sont retrouvés devant le Tribunal judiciaire de Bordeaux, lequel a placé leur exploitation en cessation de paiement et ordonné l’ouverture d’un redressement judiciaire.
Tout avait pourtant bien démarré. En 1989, à l’issue d’un bac pro et d’un BTA, Manon intègre la propriété familiale qui écoule toute sa production au négoce. «On ne se préoccupait pas de la vente. Le négoce payait bien. On n’avait pas de soucis», lâche-t-elle. Sauf que la situation se dégrade en 2022 : les prix s’effondrent, le négoce n’achète plus. Aujourd’hui, les récoltes 2022 et 2023 sont dans son chai, soit 2 500hl, pour une valeur qu’elle estime à 645 000 €. La situation est d’autant plus grave que le frère et la sœur avaient commis des négligences avant l’effondrement des marchés. Manon le reconnaît : «On a laissé filer ce que l’on devait à la MSA.» Une ardoise de 60 000 €. Conciliante, en 2022, la MSA accorde aux exploitants un échéancier qu’ils n’ont par la suite pas respecté. Dès lors, elle leur demande de rembourser leur dette.
La même année, la propriété contracte un PGE à hauteur de 120 000 €, remboursable sur cinq ans. «Depuis sept mois, on ne peut plus rembourser», se désole Manon alors que l’exploitation totalise 275 000 € d’emprunts et 120 000 € de dettes auprès de ses fournisseurs. Sans compter qu’elle et son frère ont chacun contracté un emprunt de 300 000 € afin de rénover leur propre habitation.
En juin dernier, en état de surendettement, Manon fait appel à l’Adar du Médoc. Cette antenne de la chambre d’agriculture de la Gironde l’envoie vers l’association Solidarité Paysans Aquitaine qui accompagne les agriculteurs en grande difficulté, où Marc Coussy, membre fondateur et bénévole, prend son dossier en main. «Il m’aide dans toutes les démarches, confie-t-elle. Je ne suis plus seule.»
Pour l’heure, Manon garde espoir. «Je n’ai pas envie de me séparer de la propriété de mes parents, c’est un patrimoine. Je ne veux pas baisser les bras». Alors elle envisage de réduire la surface de ses vignes. Son frère, lui, veut quitter la propriété.
Alexandre, 47ans, se veut confiant lui aussi. «Je garde espoir. Je suis un battant.» En cessation de paiement depuis le 4janvier dernier, ce viticulteur garde la tête haute. «Il ne faut pas avoir honte d’être dans cette situation, assure-t-il. Cette cessation est comme un outil qui va me permettre de me redresser.»
C’est en 2015, dix-huit ans après l’avoir créée, qu’il quitte son entreprise de services. Il opère alors un virage à 180degrés, prend des fermages, achète des vignes. En 2017, il s’installe sur 15ha en AOC Bordeaux et emprunte 300 000€ pour démarrer. Puis enchaîne les déconvenues. La première année, le gel anéantit sa récolte. En 2018, c’est le mildiou qui met à mal sa production. L’année suivante, la grêle le frappe. Rebelote en 2020. En 2021, nouveau gel. Et en juin2023, ses vignes subissent une énième averse de grêle.
«Je suis très affecté par les aléas climatiques, témoigne-t-il. Malgré cela, je n’ai cessé de développer mes ventes en bouteilles, en passant de 6 000 cols à 40 000.» En décembre2022, à court de trésorerie, il sollicite un mandataire. Ce dernier obtient le gel de ses dettes pendant un an : Alexandre doit 33 500€ à la MSA, 30 000€ à ses fournisseurs et 7 345€ de TVA à l’État. Mais en novembre dernier, le mandataire lui conseille d’aller vers la cessation de paiement afin de «se donner de l’air», et l’oriente vers Solidarité Paysans Aquitaine. Marc Coussy va l’aider à constituer un dossier de cessation de paiement.
Alexandre entend bien rebondir. Il a décidé d’arracher 2ha de vignes avec la prime de diversification, dans le but de planter 200 oliviers en avril prochain. Il va aussi aménager une aire de camping-cars pour deux emplacements. «Je crois encore dans ce que j’ai entrepris, même si cela fait trois ans que je n’ai pas de salaire, affirme-t-il. Si c’était à refaire, je referai de la même façon.»
Un tout autre sentiment pour Emmanuelle, 40ans, installée depuis 2009 dans une propriété familiale de 46ha en AOC Bordeaux. Cette vigneronne livre 24ha en coopérative et 22au négoce. Aujourd’hui, elle constate les dégâts. Le prix payé par la coopérative a été divisé par deux depuis quatre ans. «Et le vrac ne se vend pas, même à 700€/t [78€/hl, ndlr]», lâche-t-elle. Dans son chai, une récolte et demie de vrac attend toujours preneur.
Un warrant de 90 000 € arrive à échéance en ce mois de février, que sa banque ne veut pas renouveler car le chiffre d’affaires de la propriété a chuté de 250 à 110 000 € en cinq ans. L’association Solidarité Paysans Aquitaine, avec qui elle a pris contact en novembre dernier, l’épaule dans la constitution d’un dossier de recours amiable judiciaire et l’assiste devant le juge. Ce dernier a nommé un conciliateur qui négocie un échéancier de remboursements avec la banque et la MSA (une dette de 10 000€). Emmanuelle doit aussi 25 000€ à son fournisseur de produits phyto. Le juge lui a accordé six mois pour trouver des solutions.
Les pistes ? L’arrachage de 9ha de vignes pour se diversifier dans la production de semences et de fourrages. «Abandonner nos vignes qui sont là depuis cinq générations, c’est un crève-cœur», confie-t-elle. Alors, quand l’angoisse monte, Emmanuelle sait qu’elle peut appeler l’association, où il y a toujours quelqu’un pour l’écouter.
* Les prénoms ont été changés par souci de confidentialité.
Solidarité Paysans Aquitaine ne cesse de recevoir des appels de viticulteurs en détresse. Durant les quinze premiers jours de 2024, elle a enregistré sept nouveaux dossiers, tous de viticulteurs de Gironde, de Dordogne et du Lot-et-Garonne. En 2023, elle a traité 145 dossiers de toutes sortes d’agriculteurs en difficulté. «Les demandes se sont intensifiées depuis le Covid, indique Marc Coussy, membre fondateur et bénévole au sein de cette association créée en 2007. On n’a jamais été confronté à une telle situation. Les viticulteurs nous appellent au secours.» L’association aide les viticulteurs et agriculteurs en difficulté dans le montage des dossiers de procédures collectives et les accompagne dans toutesles démarches, au tribunal, y compris sur le plan humain et psychologique. Elleemploie trois salariés et une cinquantaine de bénévoles. Elledispose d’un budget 109 000€ abondé par les subventions de la Région Nouvelle-Aquitaine, des départements de Gironde, Dordogne, des Pyrénées-Atlantiques et d’intercommunalités. Tout est gratuit pour leviticulteur. Seule une cotisation de 40€ parentreprise assistée est demandée.