Le vin de Champagne, ambroisie des vainqueurs. Aucune image de l’invasion de la France sans lui n’est véridique, il donne même son caractère à cette partie de l’invasion qui s’engouffre entre Reims et Château-Thierry » écrit il y a soixante ans le journaliste Georges Blond dans son vivant et vibrant La Marne (Presses de la Cité, 1962). Retraçant les évènements de la grande guerre à hauteur d’homme de troupe, le romancier dépeint de véritables scènes de bacchanales lors de l’arrivée de soldats de l’empire allemand en août 1914 sur le territoire champenois.
« Des habitants de ces régions ont ravivé pour moi leurs souvenirs de jeunesse ou d’enfance. D’abord les uhlans, officiers dandys miraculeusement préservés de la poussière, puis l’infanterie harassée, les bivouacs du soir sur les prairies » écrit Georges Blond, demandant : « quelle troupe bivouaquerait insensible à quelques dizaines de pas des caves contenant le vin le plus illustre du monde ? Qui n’a pas vu, m’ont dit ces témoins, qui n’a pas vu le deuxième classe prussien, poméranien, bavarois, buvant le champagne au goulot, s’étouffant presque avec la mousse, une bouteille, une autre, encore une autre, et ensuite tombant, relevé à coups de pied par les sergents, qui n’a pas assisté à cette irruption du burlesque dans la tragédie jamais ne comprendra vraiment le sens "vaincu par sa conquête". Hélas ! les flots de champagne ne suffisaient pas à arrêter le flot des envahisseurs. Ceux-ci au petit matin avaient décampé ; derrière eux, des milliers de bouteilles vides. »


Avec le lancement de la contre-offensive des alliés, français et britanniques, en septembre 1914, la marche menaçante vers Paris se transforme en déroute pour l’empire allemand. « En Champagne vinicole, la route de la retraite allemande allait être jonchée de bouteilles vides, et l’on compterait une proportion appréciable d’ivres morts parmi les prisonniers » rapporte Georges Blond, ajoutant que « le comique grossier et le macabre se mêlaient à l’ignoble. Les premiers prisonniers allemands victimes du vin de Champagne furent capturés à Esternay, où des maisons, des jardins et même des tranchées allemandes étaient jonchés de bouteilles vides. Dans les caves ronflaient deux cents buveurs ivres morts, insensibles aux coups de pied et qu’il fallut traîner. »