Isabelle Perraud
"Les femmes du vin restent invisibles, c’est ancré dans les mentalités"

Epinglant une vidéo de son interprofession ne montrant aucune femme dans le vignoble, la vigneronne du Beaujolais appelle à un changement des mentalités masculines et à une mobilisation féminine. Interview d'une approche qui en heurte certains (voir encadré).
Vous défrayez la chronique des réseaux sociaux en critiquant le dernier clip pour le Beaujolais Nouveau de l’interprofession (InterBeaujolais). En quoi cette courte vidéo est-elle sexiste ?
Isabelle Perraud : Cette vidéo est sexiste parce qu’on n’y voit que des hommes en train de faire le vin dans la vigne et dans les chais, goûtant et posant sur leurs tonneaux. Les deux seules femmes visibles sont une restauratrice et une consommatrice poussant son caddie… On n’y parle que de vignerons et de producteurs, il n’y a pas un terme au féminin. On met naturellement en avant que les hommes sont plus sérieux et compétents. Ça me choque d’être la seule à l’avoir remarqué.
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Peut-être parce que cette vidéo n’a pas été envisagée dans cette optique par ses créateurs (voir encadré) ?
J’ai un regard engagé, un point de vue féministe : je cherche les femmes. En 2020, avec la prise de parole des femmes, il n’est pas normal que les femmes du Beaujolais ne participent pas à la communication qu’elles financent. Nous ne sommes pas représentées. J’ai eu un responsable d’InterBeaujolais. Ils ont l’impression que je suis quelqu’un de très en colère. Quand un homme s’insurge, il a du caractère, quand une femme s’insurge, elle est hystérique…
Ça me pose un problème de ne pas avoir le droit de dénoncer ce genre de chose. Ils me disent faire des efforts, mais ce n’est pas le cas avec cette vidéo. Alors qu’il est moderne et vendeur de communiquer sur les femmes. La prochaine fois, InterBeaujolais me dit faire attention. Ce serait une petite victoire d’avoir des femmes actives et vigneronnes pour le Beaujolais Nouveau 2021.
Mais le problème que vous dénoncez ne concerne pas que le Beaujolais…
Ça concerne le monde du vin en général. C’est sans doute la même chose dans toutes les régions. La région Occitanie a fait une campagne d’affichages avec Jean-Marc, Luc et Nicolas vignerons en Occitanie, mais avec Isabelle vendangeuse… Les femmes du vin restent invisibles, c’est ancré dans les mentalités. Mais sans elles, les domaines ne tournent pas.
Il s’agit d’un système de pensée qui imprègne les hommes et les femmes. Pour lutter contre ça, les femmes sont obligées de réagir pour provoquer les esprits. Les hommes ne voient pas de sexisme dans cette vidéo. Il faut travailler sur ce sujet dans les instances viticoles, mais ça ne viendra pas des hommes. Il est nécessaire que les femmes le disent. Ça ne donne pas une bonne image, mais c’est nécessaire de le faire pour qu’il y ait du changement.
Au sein d’InterBeaujolais, l’incompréhension se dispute à la colère suite aux prises de position d’Isabelle Perraud. « Ce sont des commérages » tombant en pleine crise commerciale regrette une employée. Soulignant que 100 % des salariés de l’interprofession sont des femmes*, une autre responsable indique que cette vidéo a été faite avec les meilleures intentions du monde. Et avec les moyens du bord (essentiellement des rushes d’anciens tournages, deuxième vague de coronavirus oblige).
Ne comprenant pas l’origine de cette polémique en pleines difficultés commerciales sur les primeurs, cette source « différemment féministe » note que tout peut être une question d’interprétation et de réaction à l’heure des réseaux sociaux : « sur le site d’Isabelle Perraud, on la voit dans la vigne avec des ailes quand son mari porte une auréole et elle avec ailes. En sortant ces seules photos, quelqu’un de féministe pourrait dire que c’est lui qui pense et elle qui papillonne ? Alors que quelqu’un les connaissant pourrait dire qu’elle est ancrée dans la terre et que lui propose des cuvées solaires. Il faut voir l'ensemble, nous avons une story avec une chocolatière et une restauratrice, notre carnet de tendances met les vigneronnes en avant... »
* : « Être une femme n’empêche pas de sexisme. Le concept de misogynie intégrée est bien connu dans le mouvement féministe. Certaines femmes ont intégré la mentalité des hommes pour se protéger » indique Sandrine Goeyvaerts, la présidente de l’association WomenDoWine (dont Isabelle Perraud est une membre fondatrice). La caviste belge regrette qu'après des alertes pour sexisme les réactions tiennent du « pinkwashing, avec des communications utilisant artificiellement ce sujet de société, ou du retour de bâton, avec une levée de boucliers et des communications encore plus sexistes en réaction ».