assant « les capteurs à la loupe », le colloque de Vitinnov (cellule de transfert de l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin de Bordeaux) a surtout été l’occasion d’un état des lieux sur le concept de viticulture de précision. Oscillant entre constats lucides et projets hardis, la foule venue ce 2 février à Bordeaux Sciences Agro annonce un mouvement de fond. Elle laisse présager la prochaine mise à flot de cette viticulture 2.0, qui tarde tant à se préciser et se déployer au-delà des cercles avertis. Dans les faits, « on est dans une phase critique pour le transfert de la viticulture de précision, mais il manque toujours des références pour rassurer » avertit professeur Bruno Tisseyre (Montpellier SupAgro).
Travaillant sur la viticulture de précision depuis ses débuts*, l’expert note un paradoxe persistant : si la recherche est à l’origine d’une poussée technologique, le vignoble ne semble pas enclin à se l’approprier. Pour résumer ce déséquilibre, il se rappelle en 2000 avoir été impressionné, « en tant que technologue, par l’utilisation sur une machine à vendanger de capteurs de rendement géoréférencés ». Mais en tant qu’agronome, il a rapidement déchanté en s’apercevant « que l’on ne savait pas construire de conseil à partir de ces données… »


Décevante, la dérive du « push-technology » refroidit également l’intérêt des utilisateurs potentiels. Durant la conférence, des professionnels n’ont pas caché leur scepticisme face à l’application et la robustesse de certains outils commercialisés. « Des prestations sont vendues un peu vite, elles fournissent de nombreuses données et de jolies cartes. Mais en voulant aller trop vite, il leur manque quelques campagnes d’essais pour être pleinement adaptées » témoigne Benjamin Vimal, le directeur technique du château Lagrange (grand cru classé en 1855 de Saint-Julien). S’il se voit plus en phase de test que d’utilisation des capteurs actuellement sur le marché, il n’en espère pas moins utiliser à moyen terme ces outils pour optimiser les itinéraires techniques de certaines parcelles inconstantes (produisant selon les millésimes du premier ou du second vin).
S’il est un outil d’aide à la décision qui fait rêver tous les responsables de vignoble à long terme, c’est bien un système permettant de moduler les traitements phytosanitaires. « C’est le Graal de la viticulture de précision » résume Bruno Tisseyre. Mais en l’état, « le gain de produits aujourd’hui économisés est sans rapport avec la perte de récolte, si l’on se loupe » pose sans détour Marc Raynal, ingénieur à l’Institut Français de la Vigne et du Vin de Bordeaux.
Mais plus que des attentes et espoirs, l’audience exprimait des craintes : au mieux que les données obtenues par capteurs ne fassent que réinventer l’expertise issue de terrain, au pire qu’elles s’y substituent. « Le vigneron connaît très bien sa propriété, pourquoi développer télé et proxidétection pour lui dire ce qu’il sait déjà ? » bruissait dans l’audience. Ce à quoi les experts répondaient que la viticulture de précision perfectionne, mais ne se substitue pas, à l’expertise de terrain, proposant une mesure objective et rationnelle. Car chiffrée, datée et localisée.
« La connaissance de ses parcelles par un vigneron n’est pas forcément rationnelle » ajoute Olivier Garcia, ingénieur au service technique du Conseil Interprofessionnel des Vins de Champagne. Il en veut pour preuve le développement et le déploiement du capteur Physiocap par le CIVC (breveté en 2013).
Idéalement embarqué sur une prétailleuse, ce détecteur de vigueur mesure le nombre de sarments et leurs diamètres, modélisant la répartition de la biomasse au sein d’une parcelle. « Ce sont des mesures simples, accessibles à tous » explique Olivier Garcia, pour qui « la donnée est jugée utile, utilisable et utilisée. Elle peut permettre de faire préconisation sur gestion de vigueur, en raisonnant la fertilisation et en aidant à l’enherbement (ce qui est son but). »
Aujourd’hui, Physiocap est commercialisé par des partenaires industriels (pour 7 000 euros) et une quinzaine de capteurs est déployée en Champagne (par cinq maisons, trois prestataires et une cave coopérative). Pour le CIVC, l’enjeu est désormais de développer un épandeur intelligent (régulant les quantités de fertilisation selon un zonage de vigueur) et de créer une base de données collaborative (pour permettre de comparer et suivre l’évolution des données).
Si le Physiocap semble robuste en Champagne, sa transposition telle quelle dans d’autres vignobles n’est pas si simple. En Gironde, de fortes disparités ont été mesurées entre les mesures agronomiques et les données acquises par le Physiocap rapporte Séverine Mary (service analyse de Vitinnov). Elle explique qu’il faut impérativement mener « un travail d’adaptation et de validation dans le vignoble bordelais, avant de passer à l’étape d’établissement de règles de décision ». Le capteur étant un laser passant à une hauteur donnée, les rameaux se superposeraient d’avantage avec le mode de taille girondin (guyot double), qu’avec celui champenois (chablis).


Pour être adoptés, les capteurs doivent encore faire la preuve de leur adaptation, et de leur bien-fondé, auprès de leurs utilisateurs viticoles. Mais ces derniers doivent également se préparer à faire évoluer leur métier, et ne pas se bercer d’illusions. « On a rêvé de décisions automatiques à partir de données… Mais ça n’existe pas en agriculture ! La viticulture de précision est clairement une opportunité de réinventer l’agronomie » conclut Bruno Tisseyre
Et si la journée de réflexion et d’échanges était dédiée aux capteurs, « la partie du traitement des données est aussi importante que la qualité de l’acquisition » pointe Jean Hemmi (consultant en informatique). Ayant développé un plug-in traitant les données de Physocap (sur le logiciel libre QGIS), il souligne que « pour bien se poser les questions agronomiques, l’utilisateur doit pouvoir accéder au détail des données ».
* : Bruno Tisseyre a notamment travaillé sur la stabilité temporelle de la variabilité spatiale, concept incontournable dès lors qu’il est question de cartographies. Citant le professeur australien Alex McBratney, il résume le concept de viticulture de précision à « un type d’agriculture qui augmente le nombre de décisions (correctes) prises par unité de terre et par unité de temps avec des bénéfices nets associés ».