essage dans la bouteille… Ou tempête dans un verre de vin ? Ce mercredi 23 avril, le réseau d’ONG Pesticide Action Network (PAN Europe, dont Générations Futures est membre pour la France) dévoile un rapport très alarmiste, et très repris dans la presse (française comme européenne). Se concentrant sur l’acide trifluoroacétique (TFA), le produit final non dégradable de substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) soupçonné de présenter des risques pour la reproduction humaine (mais non réglementé par l’Union Européenne), cette étude analyse 49 vins européens pour en rapporter « une augmentation notable [de TFA] à partir du millésime 1988, coïncidant avec la mise sur le marché des premiers pesticides fluorés, et exponentielle à partir du millésime 2021, avec des concentrations moyennes de 122 µg/L et des pics dépassant parfois 300 µg/L ».
Faisant la comparaison avec la « seule étude officielle sur le sujet », commanditée au laboratoire CVUA de Stuttgart par la Commission européenne en 2017, PAN Europe souligne que la teneur médiane en TFA dans les vins a plus que doublé par rapport aux 27 échantillons de l’époque (médiane de 50 µg/L). Le réseau d’ONG environnementales appelle en conséquence l’Union Européenne à retirer les substances qui en libèrent du marché. Les ONG ne manquent pas de souligner que les vins se situant dans la fourchette supérieure des concentrations en TFA sont aussi ceux dans qui contiennent le plus de résidus de pesticides, tandis que les 5 vins issus de cépages résistants au mildiou et à l’oïdium figurent parmi ceux présentant les plus faibles niveaux de TFA, tout en admettant qu’un « échantillon plus important serait nécessaire pour déterminer si cette observation reflète une relation de cause à effet, les contaminations pouvant aussi venir des rivières, des eaux souterraines, des sols... »


La méthodologie de l’étude est en effet l’une de ses limites. Ce que confirme à Vitisphere l’ingénieur agronome et œnologue Matthieu Dubernet, président des laboratoires œnologiques Dubernet, pour qui « cette étude aurait toutefois mérité plus de consistance statistique avant que PAN Europe n’en tire des conclusions et des alertes ». Pour le Comité Européen des Entreprises Vins (CEEV), il y a plus précisément « un manque de représentativité de l'échantillonnage » comme « le rapport est basé sur l'analyse de moins de 50 bouteilles de vin. Étant donné que l'Union Européenne produit environ 14,3 milliards de litres de vin par an, cette taille d'échantillon n'est pas statistiquement représentative du secteur dans son ensemble. De plus, l'échantillon n'est pas équilibré entre les pays étudiés (l'Autriche représente à elle seule près de 50% ), entre les vins "vieux" et "jeunes" (tous les anciens millésimes sont autrichiens), entre les vins biologiques (5) et les vins conventionnels (34) ou encore en termes de cépages ». Ce qui constitue pour le négoce européen une « limitation significative qui soulève des questions quant à la solidité des conclusions tirées ».
Sollicitée, Nadine Lauverjat, la déléguée générale de Générations Futures, indique que l’échantillon est réduit à cause des « coûts » et des « délais pour ce qui est de la France - nos collègues autrichiens (à l’initiative de l’étude) ayant fait les premières analyses ils ont souhaité ensuite avoir des données sur ce qui pouvait en être ailleurs en Europe ». Nadine Lauverjat ajoute que « nous travaillons sur d'autres productions alimentaires et publierons cette année de nouveaux rapports sur ce sujet », et indique que « bien sûr nous voyons un intérêt à élargir les analyses hors Union Européenne », même si les vins européens sont d’abord ciblés « parce que nous demandons l'interdiction des pesticides PFAS dans l'Union Européenne ».
Une demande qui n’est pas étayée par l’étude présentée pour Julien Durand-Réville, responsable Santé et Agronomie Digitale pour l’association professionnelle Phyteis (18 fournisseurs français de phytos). Pour l’ingénieur agronome, « rien ne dit que le TFA vient des phytos, au contraire. D’après le rapport de PAN, les vins testés ne trouvent quasiment pas de résidus de substances actives possédant des carbones fluorés ! » Or pour Julien Durand-Réville, « si ces substances qui contribuaient significativement à la présence de TFA, alors il y aurait vraisemblablement des détections significatives de ces substances actives non encore toutes métabolisées. Et ce d’autant plus pour les bouteilles récentes et très récentes. »
En somme, « le TFA est un métabolite commun à un très grand nombre de PFAS. Vouloir désigner les produits de protection des plantes comme principale cause, dans une approche militante, ne nous semble donc pas justifié » pour le porte-parole de Phyteis, qui en veut également pour preuve « les valeurs que PAN trouve sur les 5 vins bio ont également des teneurs en TFA hautes… Alors que les substances actives en question ne sont pas utilisables en agriculture biologique… » Pour Nadine Lauverjat, l’évolution dans le temps des concentrations de TFA va dans le sens d’une évolution des pratiques viticoles : « ce qu'on constate, comme indiqué dans le rapport, c'est que l'augmentation est concomitante avec l'augmentation des pesticides PFAS (dont beaucoup génèrent des métabolites de TFA). Pour s'en convaincre pour la France il suffit de regarder les courbes d’achat » des pesticides PFAS (de 1 600 tonnes en 2015 à 2 600 t en 2022).
Question cruciale dans le traitement médiatique de l’alerte de PAN Europe, quels sont les risques pour la santé de ces concentrations en TFA ? « Ce rapport n'est pas une évaluation des risques sanitaires - l'alcool en soit est un problème pour la santé » réplique Nadine Lauverjat. Sollicité par le Figaro Vin, le professeur Fabrizio Bucella, enseignant la physique et les mathématiques à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) bien connu de la filière vin (pour ses ouvrages iconoclastes et ses conférences décapantes), revient aux fondamentaux scientifiques pour Vitisphere : « un verre de 150 mL de vin à 110 µg/L de TFA contient 16,5 µg de TFA. Pour un adulte de 70 kg, la Dose Journalière Admissible (DJA) est 3 500 µg/j (d’après l’EFSA). Le verre de vin représente moins de 0,5 % de la DJA. » Il faudrait donc qu’un consommateur moyen consomme 200 verres de vin par jour pour atteindre une dose dangereuse : il semble qu’un tel comportement serait porteur d’autres dangers sanitaires… Ce qui amène le professeur Fabrizio Bucella à plaider pour la modération : « aux niveaux rapportés, l’ingestion ponctuelle ou modérée de vin n’approche pas la dose sanitaire de référence. Le véritable souci est la multiplication des sources (on trouve des PFAS/TFA dans l'eau potable, dans l'eau en bouteille, dans le vin...) »


Une modération qui manque dans l’étude des ONG pour les instances européennes de la filière vin. « Le rapport à tonalité militante de PAN Europe repose sur une base scientifique étroite et souvent biaisée qu’il convient de relativiser sans ignorer les enjeux environnementaux réels » réagit l’Assemblée des Régions Européennes Viticoles (AREV), pour qui, contrairement à ce qu’affirment les ONG, les institutions européennes n’ignorent pas la question du TFA et des PFAS. « Depuis plusieurs années, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) travaillent activement à mieux caractériser leurs effets sur la santé humaine et à proposer des restrictions réglementaires fortes sur l’ensemble de ces substances » indique l’AREV.
Qui souhaite une évaluation scientifique indépendante de la présence du TFA dans les produits agricoles, avec une communication équilibrée, sans sensationnalisme, pour éviter la confusion dans l’opinion publique, et une coopération active avec les agences européennes pour construire une réglementation fondée sur la science. « La filière viticole est mobilisée pour assurer la qualité de ses produits, dans le respect de la sécurité des consommateurs et de l’environnement. Mais ce débat ne peut se faire sans rigueur méthodologique ni en court-circuitant les institutions scientifiques compétentes », insiste-t-elle. Même approche pour le Comité Européen des Entreprises Vins (CEEV), qui se positionne en appui des travaux de l’EFSA « dans le cadre de la révision en cours des valeurs toxicologiques de référence pour le TFA. Nous soutenons pleinement l'établissement d'évaluations des risques et d'approches réglementaires claires et fondées sur la science. »
Pour Nadine Lauverjat, les objectifs restent fermes : « l’interdiction des pesticides PFAS, l’augmentation de la surveillances des aliments pour ce type de polluant, l’application du principe de précaution… Et plus globalement le soutien des modèles plus durables de type Agriculture Biologique, une meilleure information des populations sur ce qui est épandu et quand, la mise en place des dispositifs de type Phytosignal partout sur le territoire, des Zones de Non-Traitement (ZNT) élargies à 100 m… » Message dans la bouteille… Ou tempête dans un verre de vin ?