ans le vignoble, le couperet fiscal fait souvent dérailler la transmission familiale. Le premier ne cessant de rogner le second, sous forme de crève-cœur de la cession. Dernier exemple en date avec la vente pour 15,5 millions d’euros de 1,3 hectare de vignes au domaine Poisot père & fils (Aloxe-Corton, Côte d’Or). Cette cession porte sur la propriété de « parcelles de pernand-vergelesses, de Corton grand cru et de Romanée-Saint-Vivant grand cru que le vigneron continuera d’exploiter. Ainsi va la Bourgogne viticole, où un vigneron peut être dépossédé d’une partie de ses terres, tout en continuant d’y laisser la trace de ses semelles pendant des décennies » indique le Bien Public qui a révélé la vente.
Chaperonnée par la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural (SAFER), cette cession des terres répond à l’impossibilité pour une famille vigneronne de répondre à la facture du fisc. Soit des « droits de succession astronomiques à la suite d’un décès » et d'une transmission de tante à neveux indique à Vitisphere le domaine familial (2 ha en exploitation, dont 1,3 ha désormais en location à LVMH). Ce qui a conduit la propriété à la « nécessité, malheureusement, de vendre une partie du patrimoine pour les acquitter (état spoliateur avec 55 % de la valeur des terres comme droits de succession) » à « un investisseur, LVMH, qui accepte de ne devenir que propriétaire des vignes tout en laissant l’exploitant, la famille Poisot, "continuer de travailler ses vignes, pour le temps qui les regarde" ». Une forme de modus vivendi qui a les qualités de ses défauts. Et les travers de ses paradoxes.


« Concrètement, on vend notre outil de travail pour payer la succession, c’est un non-sens » s’emporte Thiébault Huber, le président de la Confédération des Appellations et des Vignerons de Bourgogne (CAVB), pointant que « le prix du foncier et la rentabilité de l'exploitation sont complètement déconnectés ». Pour le vigneron de Meursault, « il faut que les domaines soient considérés comme des outils de travail, avec une taxation équilibrée pour les familles, une sorte de "new deal fiscal" pour les transmissions agricoles. Il est urgent d’agir, faute de quoi la déprise viticole sera très importante dans de nombreuses régions. » Les impasses de transmission n’étant pas qu’un problème de riches grands crus (voir encadré).
Si l’émiettement du foncier viticole d’une génération à l’autre n’est pas une nouveauté*, ce nouvel épisode de l’impossible transmission du patrimoine viticole témoigne de l’urgence de réviser la Confédération Nationale des vins et eaux-de-vie AOC (CNAOC), qui rappelle à Vitisphere que « les AOC vivent en très grande majorité d’une viticulture au modèle encore paysan, les donations dans un cadre familial concernent environ 80 % des cessions ». Regrettant qu’il n’y ait eu aucune concrétisation des conclusions du rapport de l’ancien député Éric Girardin (Marne) pour "assurer la transmission familiale du foncier et des exploitations viticoles afin de garantir la pérennité et l’indépendance stratégique de la viticulture française", la CNAOC appelle à l’élargissement du dispositif Dutreil au monde agricole. Soit une exonération à 75 % des droits de mutation ou de donation. « Aujourd’hui, Les biens fonciers affectés durablement à l’exploitation viticole par un bail à long terme bénéficient d’une exonération de 75 % dans la limite d’un plafond de 500 000 €. Pourquoi ? » demande la CNAOC.


« Le dispositif fiscal existant ne correspond plus à la réalité du marché foncier » enfonce Jean-Marie Garde, le président de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB). S’appuyant sur l’expertise d’experts-comptables, d’avocats et de fiscalistes, le vigneron de Pomerol martèle que « la solution c’est d’aligner le niveau d’exonération des biens ruraux loués à long terme sur celui du dispositif Dutreil, soit une exonération de 75 % sans plafond. En contrepartie, nous sommes prêts à accepter un engagement de conservation de l’outil de production sur le long terme, jusqu’à 15 ans. » Un dispositif que la CNAOC et ses fédérations souhaitent voir inscrites au Projet de Loi de Finances pour 2025 (PLF 2025) après de nombreux rendez-vous manqués (y compris cette année).
* : De successions en partages, le domaine Poisot en témoigne, provenant directement des domaines de Louis Latour qui ont été scindés en 1902, puis de générations en générations comme le rapporte la propriété.
Pour illustrer des difficultés se trouvant dans tout le vignoble, la CNAOC fait état à Bordeaux d’une « grande exploitation viticole située en Entre-Deux-Mers, avec plus de 110 hectares de vignes en production AOC Bordeaux et Bordeaux supérieur. Les deux enfants de l’exploitant travaillent sur ce domaine très dynamique sur le plan commercial malgré la crise viticole. L’exploitant souhaitant prendre sa retraite, la reprise par ses enfants a été étudiée mais les frais de mutation, de l’ordre de 900 000 euros, ont amené l’exploitant à privilégier la cession qui échappe à toute taxation. Dans l’Entre-Deux-Mers, le prix moyen d’un hectare est d’environ 10 000 €. »
Autre cas « en Champagne, un vigneron exploite 6 ha au travers de son EARL. Il détient entièrement les vignes qu’il exploite. Il a 62 ans et dans le cadre de son départ à la retraite donne la nue-propriété des vignes à sa fille unique ayant déjà rejoint l’exploitation. A 1,5 million €/ha de vigne dans son secteur, le coût de la transmission s’élève à 979 000 €. Pour payer les frais, il a mobilisé toute l’assurance-vie dont il vient d’hériter de sa mère et a souscrit un emprunt au travers de l’EARL pour qu’elle lui rembourse son compte courant d’associés qu’il a accumulé en raison de résultats qu’il n’a pas perçus pour financer les stocks de bouteilles. Ce faisant, il laisse à sa fille une entreprise plus endettée et cette dernière devra attendre quelques années pour initier ses propres projets, alors qu’elle travaille déjà sur l’exploitation depuis une dizaine d’année et qu’elle a elle-même 38 ans. »
La CNAOC pointant que ces surcoûts de la transmission réduisent également les capacités d’investissement et alimente la spéculation sur le foncier viticole.