Julie Reux : Je réalise avec votre question que tout ça semble bien pessimiste. Alors qu'une grande partie du numéro 3 est consacré aux utopies viticoles, utopies pensées comme des projets, des idéaux vers lesquels tendre (voir les extraits en encadré). Un article interroge l'avenir de trois utopies viticoles actuelles : le vin naturel, les coopératives et le terroir viticole, ce dernier étant particulièrement bousculé par le changement climatique. La fiction, intitulée "Vinotopia" laisse aussi entrevoir un contre-modèle.
Mais c'est vrai qu'un "monde sans vigneron", ça ne fait pas rêver. Pas plus qu'un monde sans paysan, c'est pourtant bien ce qui se joue, et ce n'est pas moi qui le dis, mais les chiffres et divers experts du sujet. En cherchant à connaître le profil des propriétaires du foncier viticole, l'on constate que la figure du "vigneron indépendant" qui cultive ses vignes a du plomb dans l'aile. Pour des pans entiers de la viticulture, le vin est désormais fait comme on fabrique des maisons : il y a le maître d'œuvre (propriétaire), le maître d'ouvrage (le chef de culture/chef de chai) lui-même salarié, voire prestataire et les ouvriers, des sous-traitants.
Certains y voient un progrès, la preuve d'une certaine réussite et la fin d'un modèle de production archaïque, la fin de la misère paysanne. Pour d'autres, c'est le comble de l'aliénation pour la viticulture. Quoiqu'il en soit, on peut s'interroger sur les effets à moyen terme de ce phénomène. Et c'est ce que propose Vinofutur !
Votre carte de la météo 2027 du vignoble se revendique « pessimiste » : faut-il se préparer au pire climatique pour maintenir la vigne dans ses terroirs actuels ?
J'ai choisi le scénario "pessimiste" RCP-8.5 de 2072 un peu pour secouer les consciences, mais aussi parce que c'est ce vers quoi nous tendons. Il y a encore besoin de donner à voir ce que la science dit, et crie même, depuis des années et des années. Ce qui se passe depuis quelques millésimes n'est pas une surprise pour les scientifiques. Les données utilisées pour la carte sont accessibles, ce sont des portails publics, tout un chacun peut aller y faire un tour et cliquer sur son village pour connaître les projections.
Votre travail journalistique se veut aussi de solution : vous parlez d’une cave coopérative inspirante par son esprit pionnier dans le vin nature. Une manière de dire que tout n’est pas foutu ?
Bien sûr que non, tout n'est pas foutu ! Les solutions sont déjà là, il y en a même plein, mais elles sont souvent à contre-courant. Et le projet de Vinofutur, c'est aussi de présenter des solutions, mais surtout de les mettre en débat. J'entends les voix qui disent "le futur c'est ça, c'est obligé", avec un côté "prophétie auto-réalisatrice" très troublant. Il ne faut pas perdre de vue, et ne pas avoir peur de se poser la question essentielle : que veut-on ? Quel est notre idéal ? Et pas seulement pour nous, mais aussi pour nos enfants. Bien sûr, ce sont des questions qui dépassent le viticole. Mais y réfléchir au prisme du vin permet de ne pas oublier - c'est quand même souvent le cas, je trouve - les réalités du monde viticole et agricole et les aspects incompressibles du vivant. Le vin peut et doit servir à ça : à relier les gens entre eux et surtout au vivant réel, concret, fragile, complexe. Il n'y a que les vignerons qui peuvent nous le raconter aussi bien.
Alors que la campagne de prévente est en cours jusqu'au 23 octobre, voici quelques extraits de ses contenus :
VINOFICTION : « 2072, Vinotopia : une utopie du vin à faire jalouser les Firmes » par Élisa Beiram
« Le robot laid nouveau est arrivé ! - Gazette locale
Nombre d’entre vous nous ont signalé sa présence : pattes préhensiles, carapace brune et bruit de rotor trop vulgaire pour provenir d’un insecte. La Firme a encore frappé, et nous envoie l’un de ses "robots consultants". C’est à se demander s’il reste encore des humains dans ce monde-là ! Que personne ne s’inquiète de cette présence : la Firme s’étonne que ses vins personnalisés n’aient plus la cote, et vient nous voler notre secret. Le secret, tout le monde le sait, c’est qu’il n’y en a pas. »
ENQUÊTES par Julie Reux
Un vignoble sans vigneron
« Le vignoble échappe aux vignerons. Objet de spéculation, placement malin ou accessoire de mode comme en Provence, la vigne attire l’argent. Au-delà des effets délétères immédiats, cet accaparement conduit à une rapide mutation des métiers du vin : la figure du vigneron indépendant disparaît, et avec elle toute la diversité qu’elle incarne. »
La vigne automate
« Robots, capteurs de données, tracteurs autonomes et intelligences artificielles : les machines du futur débarquent dans le vignoble. Les vignerons l’ignorent encore, mais ils ont besoin de ces innovations pour un avenir productif et écologique. Vous en doutez ?
La promesse portée par ces acteurs de "l’innovation" (eux-mêmes guidés par celle d’un marché à 35 milliards de dollars d’ici 2030) se résume en trois points : réduire la charge de travail, pallier le manque de main d’œuvre et enfin diminuer les quantités de pesticides. Bref : résoudre quelques-uns des gros casse-têtes des vignerons. »
LA CARTE DU VIGNOBLE EN 2072 par Gwen Keraval
« Cette carte explore la projection "pessimiste" établie par la communauté scientifique, le RCP 8.5 de son petit nom, et reproduit fidèlement les projections de Météo France pour plusieurs villages viticoles en 2072. Le portail propose une multitude de cartes et d’indicateurs utiles pour l’agriculture, notamment le risque d’aléas climatiques (jours de gel ou sécheresse).
Les projections RCP 8.5 correspondent à un scénario dans lequel la courbe des émissions de carbone ne faiblit pas, conduisant à un réchauffement moyen de 3,5 à 4°C sur la planète d’ici 2100. En bref, c’est ce qui se passera si l’on ne change pas nos habitudes. »
La carte et le terroir du futur par Julie Reux. DR