ana J. Decker est caviste depuis trente ans à Fayettville, dans le centre de l’Etat de New York. Autodidacte, il a gravi les échelons, depuis le premier, en tant que serveur pendant ses études où il a découvert sa passion pour le vin, à acheteur vins puis caviste avec son propre magasin, fort bien achalandé. « Lorsque j’ai créé mon magasin, le marché américain commençait à se premiumiser et on rencontrait de plus en plus de vrais amateurs de vins ». Malgré la soif de découverte qui se manifestait, bon nombre de ses collègues lui ont conseillé de référencer les grandes marques, génératrices de trafic en magasin. Trente ans plus tard, Dana J. Decker est resté fidèle à ses principes de départ : promouvoir de vins de terroir issus de propriétés familiales. « Je nage à contre-courant », reconnaît-il. « A l’heure actuelle, la construction de marques gigantesques comme The Little Penguin, Little Black Dress et 19 Crimes dicte le marché. La plupart de ces vins sont achetés en vrac puis transformés. Si ces marques décollent, et c’est le cas pour bon nombre d’entre elles, elles peuvent générer beaucoup d’argent. Même les quadras aisées en consomment ».
L’effet terroir primeMais Dana J. Decker a choisi une autre voie. Sa gamme de 1 200 à 1 300 références fait la part belle aux vins européens, notamment français et italiens, issus de propriétés familiales avec un goût de terroir prononcé. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques qui différencient la Côte Est des Etats-Unis à la Côte Ouest, plus ouverte sur les vins du Nouveau Monde et de Californie. « J’ai tendance à privilégier les producteurs qui recherchent l’effet terroir, y compris dans des pays comme le Chili. La France n’a pas le monopole du terroir ». Néanmoins, il reconnaît que si cet effet existe dans des régions comme la Californie, il est moins évident à identifier. Autre pierre d’achoppement avec la production domestique : le prix. « Avec la France et l’Italie on en plus pour son argent parce que, bien souvent, cela fait belle lurette que le foncier est payé. En Californie, il faut vendre à des prix élevés pour que ce soit rentable, tant les terres sont chères ».
Le magasin compte entre 1 200 et 1 300 références
Si la banlieue de Syracuse n’est pas New York City, la métropole new-yorkaise est à seulement 300 km et sert de source d’approvisionnement hors pair. « Le marché de la ville New York est gigantesque. Les consommateurs ont beaucoup de moyens et ils ne sont pas embêtés par les problèmes d’alcoolémie au volant puisqu’ils utilisent les transports en commun ». Résultat : il n’est pas rare de trouver des vins au verre au prix d’une bouteille en Europe. « Le restaurant Le Bernardin à Manhattan sert du Sancerre Alphonse Mellot à 36$ le verre ! C’est ça le potentiel du marché new-yorkais ». Des importateurs basés à New York comme Michael Skurnik ainsi que les représentants locaux d’importateurs de renom comme Kermit Lynch font partie des principaux interlocuteurs de Dana J. Decker, dont la gamme est en rotation permanente. « Je fais rentrer jusqu’à 15 ou 20 vins nouveaux tous les 15 jours. La rotation se fait naturellement car certains vins sont arrivés en bout de course commercial ». Une fois par mois il se rend à New York pour sélectionner ses nouvelles références, et se différencier grâce à des appellations plutôt confidentielles à l’échelle du pays, comme le Pic Saint-Loup. « L’Etat de New York propose les meilleurs prix à l’importation et offre la sélection la plus vaste. Tout le monde veut être présent à New York, c’est un marché extrêmement sophistiqué ». Pour preuve, lors de la dernière dégustation organisée par Skurnik Wines, 4 500 échantillons étaient présentés. En achetant en direct auprès d’importateurs comme celui-ci, le caviste new-yorkais peut mieux maîtriser ses coûts. « Si j’achète un vin à 12$, je le propose à 18$ », explique-t-il. 90% de ses vins se vendent entre 13$ et 30$ la bouteille, pour un prix moyen de 16$, « ce qui est plutôt élevé dans ce secteur ». Sont proposées également des remises pour des achats multiples, « car si une bouteille est chez un client elle aura plus de chance d’être consommée que si elle est dans mon magasin ! »
L’importance de la gastronomieIl suffit de passer quinze minutes dans le magasin pour s’apercevoir que la clientèle de ce type de caviste particulièrement averti est plutôt vieillissante. Agés de 30 à 50 ans lors de l’ouverture du magasin, les clients sont dorénavant plutôt des retraités ou du moins de la génération des Baby Boomers. « L’avantage de ce type de clientèle, c’est qu’ils ont de l’argent disponible et du temps pour consommer ! » commente Dana J. Decker avec le sourire, tout en reconnaissant qu’il doit faire face aujourd’hui au problème de renouvellement générationnel. « Il devient compliqué de construire une nouvelle base de clients. Les bières et spiritueux craft ainsi que les cocktails ont une influence colossale sur les jeunes qui, de plus, n’ont pas le temps de s’asseoir pour manger un bon repas et apprécier un bon vin ». Mais le caviste se dit néanmoins confiant dans l’avenir pour plusieurs raisons. « Les bières artisanales exercent actuellement une forte concurrence malgré leur prix très élevé, ce qui montre que le positionnement prix du vin n’est pas un obstacle à leur appréciation ». Dana J. Decker croit beaucoup aussi au pouvoir de la gastronomie pour séduire de nouveaux consommateurs. « Personnellement je parle autant de gastronomie que de vins, cela met les gens à l’aise. Certains cuisinent beaucoup, apprécient la gastronomie et fréquentent souvent les restaurants ».
Les ventes de rosé chutent de 50% en hiverLa montée en puissance de certaines catégories de produits est également susceptible d’assurer l’adhésion de nouveaux adeptes. C’est le cas des rosés. « J’ai toujours proposé plusieurs rosés parce que même il y a trente ans, ma clientèle voyageait déjà et se rendait dans des régions comme le Sud de la France. Mais la gamme s’est considérablement élargie. A l’heure actuelle j’en propose une quinzaine et tous se vendent très bien. Je n’en aurai jamais autant vendu que cette année ». Si les rosés se consomment désormais toute l’année, le caviste reconnaît que « à partir de Labour Day [Ndlr : le premier lundi de septembre] les ventes chutent d’environ 50% ». C’est alors que d’autres vins prennent le relais. Grandes vedettes actuellement, les vins du Rhône méridional, de Toscane, des Pouilles et les rouges de Bordeaux, mais aussi ceux de Cahors que Dana J. Decker qualifie de « région montante ». Il affectionne aussi le grenache français. « Pour moi, le grenache est le cépage le plus passionnant en France à l’heure actuelle. Idem pour le barbera en Italie ».
A moins de 20$, internet n’a aucun impact sur les ventesEnfin, quant aux orientations futures de la structure du marché américain et new-yorkais en particulier, le caviste se montre, là aussi, confiant. Interrogé sur la concurrence imposée par internet, il affirme que le web n’a pas d’effet sur ses ventes. « Pour des vins vendus à moins de 20$, internet n’a aucun impact. Ce sont les très grands vins, notamment ceux de la Californie, qui sont achetés en ligne parce qu’il y a toujours un vendeur prêt à casser les prix. Des marques comme Vega Sicilia sont également impactées pour les mêmes raisons, mais internet n’a pas modifié ma façon de travailler ». Pas d’inquiétude non plus sur l’éventuelle libéralisation de la commercialisation de vin dans l’Etat de New York : « On parle de la vente de vin en supermarché depuis quarante ans. A terme, ce changement interviendra mais seules les grandes marques génératrices de gros volumes seront impactées. Pour le style de vin que je commercialise, il faut quelqu’un pour raconter leur histoire ».