« Vraisemblablement, la consommation de vin ne connaîtra pas de retour à la « normale » ». L’affirmation est de Rob McMillan, l’un des analystes les plus respectés du marché des vins aux Etats-Unis, et directeur exécutif de la division vin de la Silicon Valley Bank. Elle repose sur une conjugaison de facteurs, dont plusieurs sont liés aux modes de vie et d’achat des jeunes consommateurs âgés, peu ou prou, de 20 à 35 ans – les fameux Millennials. Les chiffres commencent à alerter, en effet, sur l’émergence progressive d’un déclin de la consommation de vin aux Etats-Unis. Des données recueillies récemment par Wine Intelligence montrent que le nombre de consommateurs de vins (âgés de 21 ans ou plus et consommant au moins une fois par mois) est passé de 88 millions en 2015 à 84 millions actuellement, soit 35% de la population adulte en âge de consommer de l’alcool. Plus inquiétant encore, le nombre de consommateurs réguliers de vins n’augmente que chez les personnes âgées de plus de 55 ans (+5 millions entre 2015 et 2018) alors que chez les moins de 55 ans, la baisse est de près de 10 millions. Et la fréquence de consommation diminue chez les plus jeunes, dont les connaissances en matière de vin dégringolent.
Comment Instagram a fait naître le besoin de consommation expérientielleRésultat : après 24 années de croissance continue, le marché américain des vins n’a progressé que de 1,2% en volume l’an dernier. En cause, selon le Dr Liz Thach, professeur à l’Université de Sonoma : une génération de Boomers vieillissante, les Millennials qui ne viennent pas « mécaniquement » à la consommation de vin, le développement de produits de substitution tels le cannabis et les bières et spiritueux craft, sans parler des boissons non alcoolisées comme le kombucha et les seltzers, et enfin, la montée en puissance des préoccupations sanitaires et du phénomène bien-être. L’emprise de cette dernière tendance est contradictoire : certes, les consommateurs ne se sont peut-être jamais autant préoccupés de leur santé, mais parmi les boissons alcoolisées, les spiritueux – tequila et cognac en tête – se portent particulièrement bien aux Etats-Unis d’après Nielsen. Ce paradoxe démontre à quel point d’autres facteurs sont à l’œuvre dans la désaffection de plus en plus manifeste à l’égard des vins. « La présence de vins tranquilles traditionnels est sous-développée chez les jeunes consommateurs », note Danny Brager, analyste chez Nielsen, pointant la vogue des cocktails dans le CHR, et de plus en plus pour la consommation à domicile, comme l’une des responsables de cette tendance. Son collègue, Matthew Compton, évoque le caractère infidèle des consommateurs qui choisissent une boisson désormais en fonction de l’occasion et de l’expérience qu’elle procure : « Les jeunes consommateurs, plus particulièrement, veulent leur « moment Instagram » et pour cela, il faut faire preuve d’innovation et d’une capacité à créer une expérience unique ». Et de citer, la mode des activités sportives décalées comme le curling ou le lancer de hache proposées désormais par certains établissements du secteur CHR.
Les tendances négatives se poursuivront en l’absence de message santéD’autres facteurs encore sont suggérés par Rob McMillan pour expliquer la désaffection des jeunes consommateurs : le prix du vin, plus cher que les bières et spiritueux craft ramené au verre ; leur mode de vie, qui les contraint de vivre dans des espaces plus petits et les empêche donc de constituer une cave comme l’ont fait les Boomers et donc d’entamer une vraie relation avec le vin ; et une sensibilité à la santé et au bien-être à laquelle la filière vin ne répond pas. « Nous n’indiquons pas encore les calories sur les étiquettes, et nous avons arrêté de mettre en avant les connaissances scientifiques énormes qui démontrent les bénéfices santé d’une consommation modérée de vin », déplore Rob McMillan. Pour l’analyste de la Silicon Valley Bank, cette dernière stratégie est particulièrement dangereuse et de nature à compromettre le développement du vin sur le marché américain. Ses affirmations peuvent, d’ailleurs, être extrapolées à d’autres marchés. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler la portée considérable qu’a eue la médiatisation du Paradoxe français dans les années 90. « Le jeune consommateur, anxieux, délaisse les boissons alcoolisées à cause du détournement de la science et de l’assaut sans relâche des reportages négatifs provoqués par les groupes anti-alcool… Sans réponse, quelle qu’elle soit, de la part du monde du vin pour rapporter les connaissances scientifiques qui montrent qu’une consommation modérée de vin est bonne pour la santé, nous assisterons à la poursuite des tendances négatives ».
Conserver les valeurs du vinRéfutant l’hypothèse selon laquelle les jeunes consommateurs seront « mécaniquement » attirés par le vin plus ils avancent en âge, Rob McMillan exhorte la filière à réagir immédiatement pour endiguer le déclin de la consommation de vin. « La transition de la génération silencieuse (73 ans et plus) vers le vin n’a débuté que lorsque la filière lui a donné des arguments convaincants pour faire évoluer sa consommation, alors axée sur la bière et les spiritueux. Pour réussir, nous devons donner aux jeunes consommateurs des raisons plus captivantes pour qu’ils deviennent consommateurs de vin. Espérer qu’ils le deviennent en vieillissant n’est pas le bon choix. L’espoir n’est pas une stratégie ». Estimant que transformer les produits pour imiter les boissons à succès dans d’autres catégories – par exemple, les boissons mélangées au cannabis – n’est pas, non plus, la bonne direction à prendre, l’analyste prône plutôt un meilleur positionnement des vins vis-à-vis des jeunes consommateurs. « Nous devons trouver le bon prix, produit, packaging, promotion, expérience, qualité et tout autre « P » que nous pouvons imaginer pour commencer à nouer le dialogue avec les jeunes dès aujourd’hui. Nous ne pouvons pas attendre qu’ils aient les moyens financiers d’acheter du vin, parce que les autres catégories du secteur des boissons alcoolisées sont déjà en train de modifier la donne pour nous enlever cette possibilité ». La polarisation des consommateurs – Boomers d’un côté et Millennials de l’autre côté – nécessite de répondre à des valeurs et à des situations financières aux antipodes les unes des autres. Mais selon Rob McMillan, les catégories les plus prospères aujourd’hui sont celles qui parviennent à faire évoluer la demande dans les deux cohortes.
N’oublions pas l’impact phénoménal de l’émission 60 MinutesPlus urgent encore, et selon Rob McMillan, plus facile à mettre en œuvre, il faut que « nous exhortions nos organismes professionnels, nos interprofessions et nos appellations à avoir des études valables sur les bienfaits de la consommation modérée de vin à portée de main et/ou, financer des prises de position qui proposent aux journalistes et législateurs crédibles l’autre version des reportages anti-alcool qui inondent les médias ». Rappelons que la démocratisation du vin outre-Atlantique dans les années 90 a coïncidé avec la diffusion de l’émission de CBS « 60 Minutes », où le Dr Serge Renaud a exposé les bienfaits de la consommation modérée de vin sur la santé. La déferlante médiatique positive qui s’est ensuivit a même encouragé le Wine Institute à embaucher un technicien pour relayer des informations de ce genre, et répondre aux critiques. « Ce poste est vacant depuis plus d’une décennie », note Rob McMillan. « Il a pris fin lorsque la consommation de vin a commencé à monter en flèche et que le message sanitaire était bien intégré dans la stratégie marketing ». La légitimité du vin pour mettre en avant ses bénéficies santé est toujours aussi fondée : « De toutes les catégories de boissons alcoolisées, le vin est unique. Il ne pourrait pas être plus simple. Il dispose des meilleures preuves scientifiques quant à ses bienfaits. Il est souvent issu de la viticulture biologique ou durable. Si l’on devait indiquer ses ingrédients sur la contre-étiquette, la mention pourrait être, « Ce vin est issu de raisins cultivés de manière durable, avec de petites quantités de sulfites naturellement présents et ajoutés. Rien d’autre » ». Dès lors, il est parfois difficile de comprendre pourquoi le secteur est aussi frileux pour communiquer sur cet atout d’une valeur inestimable, alors même qu’en face se trouve un public particulièrement preneur…