Je ne savais pas en buvant une Romanée Conti 1937 qu’elle valait 90 000 € » laisse échapper Robert Drouhin, le président du conseil de surveillance de la maison Joseph Drouhin (Beaune). Ce 13 octobre, Sotheby’s organisait à New York la vente aux enchères de 100 lots issus de la cave personnelle du vigneron-négociant. Réunissant de grands millésimes des domaines de la Romanée-Conti et Joseph Drouhin, cet évènement a globalement récolté 7,3 millions de dollars (soit 6,3 millions d’euros). Mais une cuvée a attiré toutes les attentions : le lot 84, une bouteille de la Romanée Conti de 1945 qui a été adjugée au prix record de 558 000 $ (soit 484 000 €).
« J’ai été surpris… D’abord je n’y croyais pas » rapporte Robert Drouhin. « Je ne connais pas l’acheteur, j’espère que c’est un amateur de vin et pas seulement un collectionneur. Il doit être fier de s’être fait plaisir ! » ajoute-t-il, précisant que ce prix atteint est « hors de portée de l’acheteur moyen, dont je fais partie ».


Comme à chaque vente record, la question du rapport sur la valeur record du flacon par rapport à sa qualité se pose. "On ne peut pas en juger "rétorque Robert Drouhin qui rappelle en expert que « 1945 est un très grand millésime. Je m’en souviens, j’étais jeune, il y avait eu du gel en mai et de la grêle en juin (j’étais sur le chemin de l’école et il semblait que la nuit tombait d’un coup). Il y avait peu de raisins et ils étaient très concentrés. Il n’y a eu que 600 bouteilles du meilleur vin de Bourgogne pour le monde entier… Ça n’a pas de prix, comme un tableau. »
Apprenant ce record, « mon premier sentiment n’a pas été financier. J’ai été fier et reconnaissant pour mon père, Maruice Drouhin, qui a su créer cette relation avec le domaine de la Romanée Conti » souligne Robert Drouhin. Son négoce a en effet longtemps été le distributeur exclusif du prestigieux domaine en France et Belgique. « Nous en sommes restés un acheteur privilégié jusqu’en 1961 » précise Robert Drouhin, qui a hérité de la cave de son père. « J’en avais deux de 1945*, plusieurs fois j’ai hésité à en déboucher, mais elles sont restées. Je ne pensais qu’elles atteindraient de tels prix… » glisse-t-il.


N’étant pas un perdreau de l’année, Robert Drouhin ne cache pas que cette vente record a également un versant négatif. « Cela va participer à l’inflation du prix des vignes. Ça devient impossible pour une famille de s’acheter de belles vignes, c’est le terrain de chasse des investisseurs. C’est une rupture, alors qu’il faut que les terres de vignobles restent dans la famille pour transférer l’expérience » alerte le vigneron.
Sa famille était d’ailleurs un élément essentiel dans sa décision de vendre une partie de sa cave. « J’ai 85 ans et encore beaucoup de bouteilles que je ne pourrai pas boire, et il sera difficile de répartir les vins à ma disparition… » explique Robert Drouhin. Ayant pris soin de garder des vins pour ses enfants et petits enfants, il a notamment mis de côté son vin préféré : un Richebourg 1938 de la Romanée Conti, qui est non seulement un grand millésime, mais également l’année de naissance de sa femme. « On en profitera sans se soucier du prix à des anniversaires » conclut Robert Drouhin.
* : Cette autre bouteille était le lot 85, adjugé 496 000 $ (430 000 €).
Co-propriétaire du domaine de la Romanée Conti, Aubert de Villaine souligne que cette vente record n'est pas représentative de son marché habituel. Pour lui, il s’agit des effets d’« un marché de collectionneurs et de spéculateurs qui se trouve en dehors de notre sphère, sur lequel nous n’avons aucune prise ». Pour le vigneron bourguignon, cette enchère record s'explique par le fait que 1945 est une grande année (qui plus est celle de la victoire de la seconde guerre mondiale), que ces bouteilles sont rares (seules deux pièces ont été produites), qu'il s'agit du dernier millésime de vignes préphylloxériques (le vignoble étant alors en plein dépérissement, faute de sulfate de carbone pendant le conflit) et que cette bouteille a été conservée dans une seule cave depuis 70 ans.
« Tous ces éléments ont amené un fou à payer ça… » analyse Aubert de Villaine, pour qui face à de tels chiffres, « le vin est oublié ». « J’imagine que ce vin ne sera jamais bu » regrette-t-il, précisant qu'il n'a plus de cette cuvée au domaine. Quant au profil organoleptique de cette bouteille : « j’en ai bu un 1945 aux États-Unis, mais c’était un faux… »