En fait, c’est le gouvernement de Hong-Kong qui m’a donné l'idée de stocker des vins » s’amuse Gregory De’Eb, le charismatique dirigeant de Crown Wine Cellars (filiale du groupe logistique Crown Worldwide). Recevant dans la bibliothèque tamisée de son bar hongkongais, au sud luxuriant de l’île, l’ancien diplomate retrace non sans un certain plaisir toutes les étapes qui ont fait de lui un opérateur incontournable, et un expert incontestable, des collections de vin à Hong-Kong.
En 2000, son intérêt a donc été éveillé par une table ronde posant officiellement la question de transformer Hong-Kong en plaque-tournante du commerce international des vins. Réalisant sa propre enquête auprès des principaux stockeurs de vins premiums dans le monde, il en est arrivé à l’estimation que « 17 % des vins fins et rares au monde étaient la propriété de Hongkongais » lance avec délectation l’homme d’affaires.
Idées fausses
« C’est une idée fausse de croire que le développement du marché des vins à Hong-Kong date du tournant du siècle. Cela remonte à quarante ans ! » rapporte Gregory De’Eb. Au-delà du sens de circulation et des prises électriques bien de chez eux, les colons britanniques ont laissé en héritage à la province chinoise l’expertise des marchands de Londres. Les habitants fortunés de l’île ont pris l’habitude de faire stocker à la capitale de l’Empire leurs vins. En voulant lancer son propre service de stockage à Hong-Kong*, Gregory De’Eb a déclenché de franches réticences de la part des opérateurs historiques comme des collectionneurs asiatiques.
Il a fallu faire nos preuves
« On me disait que Hong-Kong ne pouvait pas y arriver. Que ce soit en termes de logistiques, de températures et de connaissances » se remémore-t-il, un sourire en coin. De cette litanie d’embûches, il se fait fort d’avoir opté pour les standards de conservation et de sécurité les plus élevés. Souvent avec des technologies et des exigences qui n’étaient même pas envisagées à l’époque, faute de marges de stockage suffisantes. Obligé de faire ses preuves, il se défend de donner des leçons, sans en être loin pour autant.
« Le stockage est la partie la moins romantique de la filière de distribution, mais c’est l’une des plus importantes. De mauvaises conditions peuvent altérer le caractère d’un vin. Et souvent pas pour le mieux » glisse, toujours pince sans rire, Gregory De’Eb. Évoquant des méthodes de stockage encore traditionnelles au début des années 2000, il se targue d’avoir été le premier dans son métier à informatiser la traçabilité de ses vins (avec des codes) et à généraliser le contrôle thermique de ses caves (à 12,5 °C, que ce soit dans ses caves scellées ou les camions de transport).
Casino room
Mais il se flatte surtout d’avoir poussé à l’extrême les protocoles de sécurité dans le stockage des vins de collection. Un réseau de caméras de surveillance est déployé dans toutes les allées de stockage. Les caisses ne sont pas ouvertes dans les caves, mais uniquement dans un « casino room », où se trouvent des caméras surveillant toute opération. Les employés sont d’ailleurs revêtus d’une combinaison en néoprène, comme des plongeurs, à la fois pour les protéger du froid, mais aussi de toute tentation de vol.
Une succession de cellules de prison
Au final, ses bâtiments de stockage tiennent d’ailleurs moins des entrepôts que des prisons. « Je ne crois pas dans les entrepôts pour le stockage. Nos bâtiments ressemblent à une succession de cellules de prison » s’amuse Gregory De’Eb. Les stocks de vins sont protégés par les murs de béton armé d’un mètre d’épaisseur d’anciens bunkers des quartiers généraux anglais, utilisés pendant la seconde guerre mondiale (inscrits à la liste de l’UNESCO en 2007).
De nouveaux locaux ont également été construits, avec comme modèle Alcatraz. S’y ajoutent « deux coffres-forts standards, pour nos vins les plus chers » précise le businessman. Il y entrepose notamment deux des trois bouteilles les plus chères vendues aux enchères (des bouteilles de Lafite 1869, vendues par Sotheby’s en 2010). « Maintenant, je suis presque certain que personne ne stocke les vins mieux que nous » pose Gregory De’Eb. Avec une arrogance d’autant plus assumée qu’elle se base sur une impressionnante assurance. L’ensemble de ces vins est assuré pour 3 milliards de dollars de Hong-Kong par un cartel d’assureurs, en cas de perte soudaine de tous les stocks (qui sont donc estimés à 350 millions d’euros). « Nous sommes la seule entreprise à avoir cette assurance totale sur tout notre stock » se flatte-t-il.
Capitale des vins rares
Désormais abouti, cet outil de stockage haut de gamme s’est construit de concert avec l’explosion du marché de Hong-Kong. Si au lancement, les difficultés réglementaires ont pesé, les flux sont allés croissants jusqu’à s’emballer en 2008, avec l’arrêt de la taxation par le gouvernement de Hong-Kong des vins importés. « Le point critique aura été l’implantation des maisons de ventes aux enchères Sotheby’s, Christies, Bonhams, Heritage... » estime Gregory De’Eb, qui est devenu l’acteur incontournable de leurs stockages. Il revendique en effet la moitié des lots stockés par les maisons de vente avant les enchères, et continuerait le stockage pour plus de 40 % de ces lots.
« Hong-Kong est définitivement l’endroit au monde où il le plus de collectionneurs de vin par habitant » est persuadé l'expert. Il en fait logiquement la capitale asiatique des vins fins, ce qui est confirmé par certains opérateurs, comme Christie’s (voire encadré). Mais pour Gregory De’Eb, Hong-Kong est loin d’être aussi bien placé sur les autres composantes du marché du vin. « En terme de logistique, Singapour est bien plus spécialisé, avec un meilleur emplacement géographique. Pour la distribution, nous sommes très efficaces, mais bien trop chers. Cela n’a pas de sens pour les entrées de gamme de passer par Hong-Kong » estime-t-il. Mais pour ce qui est du haut de gamme, le cadre hongkongais semble avoir été taillé sur mesure en termes de législations, douanes… Ce qui n’a pas empêché secousses marché chinois se faire ressentir jusque dans ma province spéciale.
Back to basics
Se considérant comme un traditionnaliste, Gregory De’Eb ne juge ni durable, ni responsable, l’emballement que le marché chinois a connu à la fin des années 2000. « Les lois anti-corruption ont été excellentes, mettant un terme aux ridicules cadeaux. En 2010 avant le train de lois contre la corruption, le business était facile. Mais c’était un marché pipé » tranche-t-il. « Maintenant, les affaires sont plus difficiles qu’il y a cinq ans. Il n’y a plus un groupe de naïfs qui veulent suivre un grand-maître. Cela force les gens à revenir aux fondamentaux : la valeur et la qualité d’un vin ».
Il espère désormais que le marché est arrivé à une forme d’équilibre. Même s’il considère comme dangereuse la spéculation qui a lieu sur les bourgognes, comme précédemment sur les bordeaux. « Quand les prix baissent, il n’y a pas juste une correction du marché. Il y a un arrêt des ventes. Ceux qui ont acheté ne veulent pas revendre à perte. Ceux qui devraient acheter attendent de nouvelles baisses » conclut le businessman.
* : avec le soutien financier de Jim Thompson (groupe Crown International).
Pour ce qui est des ventes de vins aux enchères, « la Chine* va continuer de croître progressivement » prédit Simon Tam, le responsable services vins en Asie pour la maison Christie’s. A elle seule, cette filiale réalise déjà 60 % des ventes de vins de Christie’s (loin devant Genève, Londres ou Paris), témoignant du poids incontestable de Hong-Kong sur le marché des ventes aux enchères. « Avec l’achat de collection aux enchères, les amateurs peuvent acheter et directement boire de vieux millésimes. Alors qu’il faut se contenter d’attendre et de regarder ses jeunes millésimes » explique-t-il.
Pour l’expert, ses clients très fortunés ne sont pas le moins du monde impactés par les lois anti-corruption du nouveau gouvernement chinois. Ce qui le pousse à la confiance dans l’avenir du marché chinois. « Je ne vois pas pourquoi cela pourrait ralentir, et encore moins stopper, le développement du marché. A la fin de la journée, une bouteille de vin reste moins chère qu’un sac Louis Vuitton » juge-t-il, avec l’assise du leader du marché, dont les bureaux sont logés au vingt-deuxième étage d’un immeuble du quartier chic de Lan Kwai Fong (dont le rez-de-chaussée est occupé par un magasin Yves Saint-Laurent, face à un Gucci).
* : Simon Tram juge inadaptée la séparation entre Chine continentale et Hong-Kong, prenant l’ensemble.