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La merdification du vin, ou comment la filière nourrit une partie de sa crise
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Premiumisation, consolidation, désamour…
La merdification du vin, ou comment la filière nourrit une partie de sa crise

Et si la crise actuelle de la filière du vin ne s’expliquait pas uniquement par des facteurs externes ? Au-delà de la pression inflationniste, des tensions géopolitiques, du mouvement prohibitionniste et des mutations générationnelles, le secteur aurait, selon l’expert américain en marketing Paul Tincknell, « adopté de manière passive comme active des tendances et des pratiques contraires aux intérêts des consommateurs ». Un phénomène qu’il résume en un mot : la « merdification »
Par Sharon Nagel Le 31 octobre 2025
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Le consultant en marketing Paul Tincknell estime que le secteur du vin a adopté le processus de « merdification » sans même s’en rendre compte à travers des tendances comme la premiumisation - crédit photo : Tincknell & Tincknell
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n 2022, l’auteur canadien Cory Doctorow a inventé le mot « enshittification », traduit en français par « merdification », pour décrire un processus par lequel, à l’origine, les plateformes numériques se mettent au service de leurs utilisateurs, avant d’en abuser pour privilégier leurs clients professionnels, puis d’exploiter ces derniers à leur tour pour capter toute la valeur, jusqu’à leur propre effondrement. Quel lien avec le secteur vitivinicole ? Selon Paul Tincknell, qui a publié une tribune intitulée "La merdification du secteur du vin", le problème ne vient pas de la qualité du produit – au contraire, elle s’est considérablement améliorée au fil des ans – mais du mode de fonctionnement du secteur, et surtout, de la manière dont le vin est commercialisé et valorisé. « Nous vivons l’âge d’or du vin, mais cela rend d’autant plus frustrante la dégradation systématique du secteur. On peut invoquer la nouvelle prohibition ou le désintérêt de la jeune génération, mais nous devons aussi accepter notre part de responsabilité parce que nous sommes fautifs depuis très longtemps ».

Une filière dans le déni ?

Un expert en marketing critique de salon ? « En tant que viticulteur, je me vois comme un canari dans une mine de charbon », explique celui qui a fondé son agence Tincknell & Tincknell avec son épouse en 1997 et qui travaille avec des entreprises américaines, mais aussi internationales. Il a déjà vu d’autres crises, dont celle du début des années 90 aux Etats-Unis. « A l’époque, nous avons eu de la chance car nous avons bénéficié d’un effet de balancier naturel, aidés par les derniers échos du French Paradox et les débuts du boom technologique. Lorsque l’économie est florissante, le vin profite encore plus ». Sept ans après le début de ce qu’il appelle la « grande dépression du vin » – 2018 marquant le point de départ du déclin de la consommation – Paul Tincknell estime que le secteur reste dans le déni, sachant qu’il faudra selon lui « des années, peut-être une décennie, avant que l’on retrouve l’équilibre ».

Quelles sont précisément les pratiques que fustige le consultant américain ? Principalement, la premiumisation, la consolidation à tous les niveaux de la chaîne de valeur, la hausse du prix des vins en CHR, la mauvaise utilisation des réseaux sociaux par les professionnels, le système de notation des vins et le manque de cohésion au sein de la filière pour promouvoir le vin d’une seule voix. « Lorsque je parle aux consommateurs », confie-t-il, « j’entends beaucoup de colère et de frustration refoulée face à l’augmentation incessante du prix des vins qu’ils aiment, sans que la qualité ne s’améliore forcément ».

Entre hausse des coûts et cupidité

Sans nier l’impact de l’inflation sur l’ensemble des coûts associés à la production et à la commercialisation, Paul Tincknell estime que les mécanismes derrière ces hausses ont été mal expliqués aux consommateurs, et que la premiumisation a généré ses propres dérives. « Jusqu’au début de la grande dépression, la premiumisation a connu un succès foudroyant. Les profits ont augmenté, les ventes aussi, jusqu’en 2018-2019. Pourquoi les professionnels s’y seraient-ils opposés ? Le problème, c’est qu’en réalité ils ont créé un « capital d’antipathie ». Il suffit de parcourir quelques publications sur Reddit pour mesurer la colère et la méfiance des amateurs envers le secteur. Le pire, c’est que ces hausses de prix sont souvent justifiées, générées par des augmentations salariales et contraintes environnementales souhaitées par la population, ou par des pressions inflationnistes. Moi-même j’ai constaté une augmentation de 150 à 200% de mes coûts en cinq ans. Mais nous n’avons pas su l’expliquer. Et puis, il y a aussi, reconnaissons-le, de la cupidité pure et simple et c’est ce message-là qui finit par atteindre le marché ».

De compagnon du quotidien à produit de luxe

La premiumisation – amorcée à la fin des années 90 aux USA et portée notamment par la prospérité économique des « Boomers » – a eu pour effet de « transformer le vin d’un compagnon de table au quotidien à une boisson réservée aux occasions spéciales », estime Paul Tincknell. « Nous avons perdu le discours selon lequel, un mercredi soir lorsqu’on mange un rôti de porc, il n’y a aucune raison de ne pas l’accompagner d’un bon vin rouge abordable. Nous avons appris aux jeunes à considérer le vin uniquement comme une boisson de fête ou de célébration ». Le consultant pointe la responsabilité conjointe de la filière et des médias, qui ont contribué à dévaloriser certains styles de vins populaires : « On a répété sans cesse aux consommateurs occasionnels que les vins qu’ils appréciaient – les coolers à base de vin, le zinfandel blanc ou le moscato – n’étaient pas vraiment de bons vins ».

Un bateau sans capitaine ?

Dans le même temps, la consolidation depuis une quarantaine d’années a engendré une uniformisation des profils de vins. Aux Etats-Unis, les cinq plus grandes entreprises (Gallo, The Wine Group, Constellation, Delicato et Trinchero) génèrent à elles seules plus de 58% des ventes nationales, tandis que les 50 premières marques captent 90% du marché. Parallèlement, si le nombre de « wineries » américaines est passé de 1 800 en 1995 à 12 000 en 2023, celui des distributeurs s’établit désormais à 1 000 contre 3 000 en 1995. Résultat : une moindre diversité de l’offre, des prix en hausse et une standardisation accrue des produits. Pour Paul Tincknell, la consolidation n’a pas pour autant permis de dialoguer de façon plus unie avec le consommateur, ni d’adopter une approche plus fédératrice vis-à-vis de la pérennité de la filière. « J’estime qu’il revient aux responsables professionnels et aux plus grandes entreprises de donner le ton, de viser une filière rentable, plutôt que de se contenter de survivre chacun de son côté ». Et de pointer une tendance inquiétante à la résignation : « En tant que secteur, nous n’avons pas de cohésion. Nous ne faisons pas front commun pour surmonter les défis. En gros, on a trois bateaux de sauvetage et tout le monde s’y précipite séparément ».

Revenir aux fondamentaux

Cette fracture se manifeste jusque dans la communication. Mais comment parler d’une seule voix lorsque le secteur est à la fois vaste et disparate ? « Ce qui nous freine – et ce que nous n’avons pas retenu des crises précédentes – c’est qu’en tant que filière, nous devons parler de la place du vin dans la société et dans notre culture, qu’il s’agisse d’une bouteille à 10$ ou à 500$. Peu importe le prix, le message doit rester le même : le vin procure un bénéfice culturel, social et émotionnel, voire sanitaire, qu’on se fasse plaisir un mardi soir ou le weekend, avec une cuvée abordable ou un flacon réservé aux grandes occasions. Quel que soit votre budget, il existe toujours un vin délicieux et intéressant pour sublimer l’instant, que l’on regarde un match de foot à la télévision ou que l’on porte un toast lors d’un mariage ». Rejetant l’idée d’une campagne générique, à l’image de celles qui ont autrefois promu le lait ou la viande, Paul Tincknell estime qu’il est aujourd’hui « très difficile de développer une campagne d’une telle envergure. L’attention du secteur s’est détournée au profit de la quête d’un slogan unique, censé paraître brillant, alors qu’il faudrait dire en toute simplicité : prenez une bouteille de vin et régalez-vous, en expliquant pourquoi. Nous avons manqué de simplicité ».

Utiliser les réseaux sociaux, autrement

Le consultant prône plutôt la création d’un nouvel écosystème de communication pour le vin, citant en exemple les rubriques thématiques sur des plateformes comme Reddit qui pourraient ensuite être déployées vers des supports plus traditionnels comme les sites internet. « Les utilisateurs de ces plateformes ont une très grande portée, certains sont de véritables influenceurs et dialoguent avec les utilisateurs d’autres plateformes comme YouTube et Instagram. Je n’ai rien trouvé dans ce genre pour le secteur du vin ». Pour l’heure, il dénonce « les efforts superficiels et simplistes » du secteur sur les réseaux sociaux, canal qu’il juge pourtant « vital. On communique sur un secteur trop lisse, presque fictif, montrant des gens qui se baladent un verre de vin à la main regardant le coucher du soleil. Le public ne voit pas tout le travail derrière, l’attention au détail, alors que c’est ce qui le fascine, ce qu’il trouve magique même, y compris les non buveurs. Nous ne créons pas de message profond et durable ». Pointant les risques de l’IA, qui « tue les liens de recherche vers de petits sites indépendants tout en utilisant librement leur contenu », Paul Tincknell souligne également « l’engrenage créé par la nécessité d’élargir son public et de monétiser son attention, au détriment de l’intégrité du contenu ».

Redonner du sens au vin

Que préconise-t-il alors pour enrayer cette tendance à la merdification ? D’abord, repenser sa tarification pour trouver un juste équilibre entre coûts et qualité sans tomber dans une premiumisation excessive. Ensuite, positionner les vins de manière stratégique auprès de détaillants et de grossistes de petite et moyenne taille en cohérence avec la dimension de l’entreprise. Mettre l’accent sur les commentaires des critiques plutôt que sur les seuls scores. Réévaluer la pertinence de rémunérer des influenceurs alors que les réseaux sociaux offrent la possibilité d’un dialogue direct avec son public. Imaginer des programmes de fidélité qui apportent de réels avantages aux meilleurs clients et privilégier de nouveaux moyens de communication respectueux du vin afin de regagner, petit à petit, des parts de marché. « La grande dépression du secteur n’est pas uniquement le fait de forces macroéconomiques ou de mutations culturelles », insiste Paul Tincknell. « C’est aussi le symptôme d’une filière de plus en plus déconnectée de ses consommateurs, de son héritage et de l’essence même de ce qui la rend unique. Si le secteur veut redresser la barre, il doit non seulement réapprendre à vendre le vin, mais aussi redécouvrir pourquoi les gens devraient l’aimer, tout simplement ».

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