quand remonte le dernier millésime sans dérogation à l’interdiction d’irriguer validée par l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) ? À Châteauneuf-du-Pape, personne ne s’en souvient plus. C’est dire à quel point l’irrigation est devenue la norme dans ce vignoble, bien qu’officiellement, cela reste interdit du 15 mai au 15 août par le Code Rural.
Irrigation historique : le canal de Pierrelatte
Dans les faits 10 à 15 % des 3 200 hectares de l’appellation rhodanienne sont irrigables. Grâce au canal de Pierrelatte, construit au 19e siècle pour les besoins de l’arboriculture et du maraîchage, un réseau d’irrigation « gravitaire », sans tuyaux, relie toute la partie Sud de l’AOP (des terroirs de sables et de galets). Ce système vieillissant, géré par les propriétaires, viticulteurs ou particuliers à travers des Associations Syndicales Autorisées (ASA), doit prochainement (mais l’échéance reste floue) être transformé en outil « sous pression », permettant l’irrigation avec un « goutte à goutte » plus économe en eau, mais surtout plus adapté aux besoins de la vigne.
L’opération est coûteuse et génère des débats, mais « la mutation est nécessaire », selon Frédéric Maillet, vigneron et président de l’ASA, « si dans 30 ou 50 ans, on veut être une région attractive ». Son principal souci : éviter que les vieux réseaux secondaires, ou filioles, tombés en désuétude, ne finissent par disparaître complètement dans le processus. « Il faut préserver cet accès, notre patrimoine, et notre système de gestion collective, sans acteur tiers, pour les générations futures », plaide-t-il.
Irrigation de précision au château La Nerthe
Loin de ces considérations, certains n’ont pas attendu pour doter leur domaine d’un système d’irrigation sous pression. C’est le cas du château de la Nerthe, équipé depuis une quinzaine d’années « sur 15 à 18 ha ». Pas systématique, l’irrigation est malgré tout devenue courante. Elle est déclenchée après moult observations empiriques et des tests de potentiel hydrique foliaire, explique le directeur, Rémy Jean. « Mais seulement sur les cépages les plus sensibles à la sécheresse, les blancs et la syrah. Il faut que le végétal soit, non pas en confort hydrique, mais en stress hydrique modéré. S’il est en stress fort, on fait un apport. Nous, on est plutôt pour l’apport massif, pour reproduire une pluie qui irrigue, 15 à 25mm. En 2025, on a eu très peu de stress hydrique, on a dû irriguer au printemps seulement. Les syrahs, on se rend compte que qualitativement, les années de stress hydrique fort, sont moins intéressantes. Il faut du jus.»
Ce domaine ne manque pas d’eau – une source, le canal et deux forages – mais multiplie des aménagements visant à « retenir l’eau » qui tombe du ciel, dans ces fortes pluies typiques de la région. En plus de couverts végétaux hivernaux, ont ainsi été mis en place des haies et des petits drains empierrés le long des parcelles, conduisant vers des mini-bassines retenant l’eau quelques jours, le temps qu’elle s’infiltre dans les sols. « Et je vous avoue que je réfléchis à mes prochaines plantations… On ne replantera certainement plus de syrah », glisse le directeur.
Zéro irrigation, mais de la vitalité
Au domaine Beaurenard, depuis « le choc de 2003 », la stratégie est entièrement tournée vers le stockage de l’eau dans les sols, explique le vigneron Antonin Coulon. Cela passe notamment par une pratique ancienne des couverts végétaux et une réflexion faite « de mille petits détails » autour de la robustesse du matériel végétal. Ça commence par la taille douce, en passant par la pratique du greffage en place, de la complantation systématique et des réflexions autour de nouveaux cépages.
« On fait aussi le choix, plus coûteux, de planter à 7 700 pieds par hectare », à contre-courant des pratiques locales, autour de 4 000 pieds (le cahier des charges impose une minimum à 3 000 pieds/ha). « Chaque pied boit un peu moins, et fournit moins d’efforts », explique Antonin Coulon, le vigneron. « Ça m’a pris du temps de comprendre ça. Je voyais ma vigne jaunir plus vite que celle des voisins au premier signe de sécheresse, ça me rendait fou. Mais à l’observation, j’ai réalisé qu’en fait, ce n’est pas qu’elle souffrait plus que les autres, mais qu’elle réagissait plus vite, en sacrifiant des feuilles pour mieux tenir. Nos vignes ne sont jamais les plus vigoureuses de Châteauneuf, mais elles ont de la vitalité. »
Bilan : pas d’irrigation
« Il me semble que le millésime se ressent plus dans le verre sans irrigation », justifie prudemment Antonin Coulon. Mais « il ne faut pas être débile et pour nous, ce n’est pas un gros mot. L’histoire de l’agriculture, ici, c’est la gestion de l’eau. » D’ailleurs, le domaine continue d’adhérer à l’ASA, et reste connecté au canal de Pierrelatte, au cas où. « Si le mur avance, il faudra bien se poser d’autres questions. Mais mon souci, c’est que dans un monde où l’on manquera d’eau, elle sera plus utile à autre chose qu’à faire du vin. » De fait, les ressources venues du Rhône semblent infinies… mais en 2022, le canal, dit de Carpentras, à quelques km de là, a été soumis à des restrictions d’usage faute d’eau suffisante dans la Durance, un signal d’alerte pour beaucoup. « C’est un choix éthique très difficile. Donc mon but, c’est de ne pas dépendre de l’irrigation. »