ourquoi un programme financé par l’Europe, Grapes of change, se focalise-t-il sur les Violences Sexuelles et Sexistes (VSS) de la filière vin ?
Aurélie Degoul : Cela s’explique très facilement : il n’existe à ce jour aucune donnée statistique sur la filière vin, alors que le constat est unanime dans les pays producteurs. Cette filière est particulièrement marquée par les VSS et fait l’objet d’une omerta. On ne les voit pas, donc elles n’existent pas ! Si l’on souhaite que cela change, il nous faut à la fois des "preuves" statistiques et documentaires, mais aussi des actions adaptées à la diversité des acteurs de la filière, depuis la production jusqu’à la commercialisation.
Quelle est la feuille de route concrète de ce projet ?
Dans les actions prévue, l’objectif est double : prévenir et accompagner les victimes. Pour ce faire, nos actions principales seront la mise en place d’un observatoire des VSS dans la filière viticole-vinicole à l’échelle européenne. Nous allons développer des outils de prévention à destination de l’ensemble des acteurs de la filière (depuis la production jusqu’à la commercialisation). Avec le développement de serious games en ligne pour promouvoir l’inclusion et la diversité, élaboration d’un programme de formation basé sur la méthodologie 5D (Distraire, Documenter, Diriger, Déléguer et Dialoguer), dont l’objectif est à la fois de repérer les violences et de pouvoir venir en aide aux victimes, ateliers de formations destiné aux professionnels de la filière dans l’ensemble des pays partenaires du programme.
Nous allons développer un plaidoyer à l’échelle européenne : identification des parties prenantes et des relais de poids pour faire entendre nos messages, travail en réseau et échanges de pair à pair pour valoriser les expériences positives existantes en matière de lutte contre les VSS et les disséminer en les adaptant aux différents contextes nationaux. La collaboration entre les 8 pays est à la fois une chance, car nous allons pouvoir mutualisme nos expériences, mais également un défi, car la perception des VSS et les possibilités d’actions varient énormément d’un contexte national à l’autre. L’ensemble des actions seront relayées par des campagnes de communication à l’échelle locale, nationale et européenne.
Comment l’association Paye Ton Pinard a-t-elle rejoint le programme Grapes of change ?
Une des personnes à l’initiative du programme, Luisa Ortu [NDLR : experte italienne en innovation et investissement de la filière vin], a repéré l’action de terrain de Paye ton pinard, en particulier en première ligne sur l’écoute, le recueil de la parole des victimes et leur orientation. Cela venait compléter l’expérience d’autres acteurs déjà impliqués, mais plus institutionnels, ainsi que le côté universitaire et recherche, même s’il est indispensable à la construction d'un programme complet et fiable.
Quelles sont les autres parties prenantes réunies ?
Nous sommes à ce jour 14 organisations à travailler ensemble*, représentant 8 pays de l’Union Européenne. Le "chef de file" du consortium est le département formation de Confidunstria Italie, l’équivalent du Medef Français. Ils ont une grande expérience des projets transnationaux, et surtout la capacité de mobiliser des acteurs de poids comme les fédérations, organisations de filières, syndicats… La section Toscane est particulièrement impliquée dans le projet, en toute logique compte tenu du poids de cette région dans le tissu viticole italien. La fédération des chambres d’agricultures italienne (Coldiretti) assure un relais plus direct vers les acteurs de la filière vin directement. L’université de Sienne a été "choisie" comme partenaire universitaire de la démarche car elle est la seule, à ce jour (en tous cas c’est la seule que nous ayons trouvé lors des recherches préliminaires), à avoir travaillé sur le sujet des VSS dans le vin.
Côté français, Confindustria a inclus le MEDEF de la région Auvergne Rhône Alpes (AURA), avec lesquels ils ont déjà collaboré sur d’autres projets européens, et qui de plus était implanté dans la même région que nous, et Solidarité Femmes Beaujolais, facilitant ainsi les échanges interacteurs. En effet, comme acteurs de terrain, aux côtés de Paye ton Pinard figure Solidarité Femmes Beaujolais, dont l’action est particulièrement tournée vers l’accueil de victimes et la formation en milieu rural.
Quel est le budget et le calendrier du programme ?
Le projet a officiellement débuté en mai 2025, et d’achèvera en mai 2028. Le budget total sur ces 36 mois et pour les 14 partenaires est d’environ 2 millions d'euros. Il s’inscrit dans le programme CERV (Citoyens, égalités, droits et valeurs) de la Commission européenne, et plus particulièrement dans son volet n°3, dont l’objectif est de lutter contre la violence, y compris les violences sexistes et les violences envers les enfants.
Comment rendre la filière plus sûre, inclusive et égalitaire ?
Répondre à cette question, c’est tout l’enjeu du programme Grapes of change ! Nous avons une première certitude. Pour changer les choses, l’implication de tous est nécessaire. Je parle évidemment de l’ensemble des acteurs de la filière qui doivent cesser de fermer les yeux par complaisance économique. Nous recevons nombre de témoignages nous disant « on sait mais on ne dira rien, on ne souhaite pas perdre notre travail / nos marchés ». Je parle aussi des hommes. En matière de VSS, 96 % des agresseurs sont des hommes. Si eux ne s’emparent pas du problème, en écoutant la parole des femmes et en remettant en cause leurs pratiques, alors, nos ambitions resteront lettre morte. Dans les messages régulièrement reçus sur le compte Instagram, nous lisons souvent "la parole des femmes doit se libérer encore plus" : ce serait donc encore aux victimes de faire le boulot... Dire "je vous soutiens", ce n’est plus suffisant en 2025.
Un nouveau dossier sur les VSS dans la filière vin a été publié dans Elle : est-ce le signe positif d’une libération de la parole ou le constat négatif que la situation ne change pas dans le secteur ?
Il faut d’abord saluer le courage des femmes qui ont parlé, et ce à visage découvert : en tant qu’association nous savons à quelle point cette prise de parole n’a absolument rien d’évident. Oui, c’est positif qu’elles "osent" enfin, et probablement que ce "courage" tient à la force du collectif. Témoigner ensemble, témoigner pour les autres… Savoir qu’on n’est pas seule et le faire savoir aux victimes, tout cela est essentiel. Pourtant, Elle a reçu tant de témoignages que les journalistes ont dû "sélectionner" ceux finalement publiés. Cela montre que la route à faire est encore longue…
Aurélie Degoul et Isabelle Perraud lors du lancement de Grapes of Change en juillet dernier à Rome. Photo : Paie Ton Pinard.
* : Aurélie Degoul relève aussi la présence dans le consortium d’« Asaja Mujeres, une association espagnole relativement jeune mais dont les actions ressemblent beaucoup à celles de Paye Ton Pinard. L’ONG Union of Hungarian Women Association a déjà beaucoup d’expérience dans la coopération internationale, avec les nations unies notamment, travaillant particulièrement sur la place et la reconnaissance des femmes en milieu rural. Impact hub est une ONG internationale qui agit pour identifier, par pays, les acteurs à mobiliser autour d’une cause, et ainsi donner du poids aux plaidoyers. Dans ce projet, pour le moment, leurs agences autrichiennes, grecques et italiennes sont engagées. Fundacja Digital Creators (Pologne) est notre partenaire digital, puisque le programme prévoit la création de nombreux outils (de formation notamment) numériques. Wizemann Space (Allemagne), est le soutien "évènementiel", avec une expertise marquée dans les collaborations transnationales sur des projets militants. »
Les logos des parties prenantes du programme européen.