naïs Amalric-Joary, viticultrice dans le Gard et administratrice de la MSA Languedoc gère 42 hectares en Gaec avec sa mère et sa sœur. Fille d’agriculteurs, elle a toujours participé aux travaux sur l’exploitation de son père, puis s’est installée en 2012. En dépit de ce parcours, elle n’avait pas touché à un tracteur avant 2013. « Et encore, c’était parce qu’un ouvrier manquait pour amener la vendange à la cave coopérative, se souvient-elle. J’étais ingénieure agricole, mais je n’avais jamais été autorisée à conduire auparavant. Quand j’étais jeune et que j’essayais, mon père me disait que je n’y arriverais pas. Si je posais une question, il me montrait… mais reprenait le volant. »
Absence de transmission, remarques constantes, pression injuste. « Nous sommes beaucoup plus surveillées que les hommes. Lorsqu’on recule nos bennes de 10 t, pas droit à l’erreur. Si on rate, les réflexions fusent. Parce qu’on est des femmes. » Ce n’est pas l’envie d’apprendre qui manque : c’est le lieu pour le faire. La viticultrice se souvient d’une formation mixte en mécanique, dispensée à la chambre d’agriculture. « C’était trop technique. J’étais la seule femme. Les hommes qui participaient voulaient démonter des moteurs. Moi, je voulais juste apprendre à faire une vidange. Je ne comprenais rien. »
Ekaterina De Cazenove, installée depuis 2020 sur 8 hectares en bio, à Saint-Julien-de-Cassagnas, a vécu une expérience similaire. « Je n’ai jamais eu de formation au machinisme. Mon mari, qui cultive des plantes aromatiques, m’a montré, au début. Il n’avait pas non plus été formé, mais comme c’était un mec, c’était “normal” qu’il sache. »
Ancienne ingénieure agroalimentaire, elle dit ne pas avoir mesuré la part que prendrait la mécanique au quotidien. « Au printemps, je suis tous les jours dans le tracteur. Mais quand je me suis installée, il y avait tellement à faire que je n’ai même pas imaginé me former là-dessus. »
Les débuts ont été durs. « L’attelage était un enfer. Tout était trop lourd, je ne comprenais rien. Je devais sans cesse demander à mon conjoint, et je n’étais pas autonome. À force, j’ai progressé, seule, mais j’ai encore du mal avec l’identification des pannes. »
Et parfois, les freins sont d’ordre humain. Elle évoque un salarié resté un an et demi sur son exploitation. « Il était plus âgé, plus compétent que moi sur les machines, et j’ai passé tout ce temps à me sentir comme sa stagiaire. C’était moi la cheffe d’exploitation, mais il ne m’écoutait pas. J’étais obligée d’envoyer mon conjoint pour qu’il prenne en compte mes instructions… C’était très dur. »
Ces tensions, ces silences, ces viticultrices les ont mis en mots, à Rodilhan le 14 mars dernier lors d'une formation en machinisme 100 % féminine. « Ce n’est pas normal que des agricultrices hésitent à monter sur un tracteur de peur de ne pas être prises au sérieux. », regrette Vanessa Riou, administratrice de l’association Vox Demeter qui a organisé cette journée de formation avec la MSA du Languedoc et la chambre d’agriculture du Gard et à laquelle une vingtaine de participantes, parfois accompagnées de leurs enfants, ont partagé tracteurs, conseils et entraide. Car pour l'association le sujet est loin d’être anecdotique. Il est systémique. Et depuis treize ans dans la filière, elle constate toujours l’existence des mêmes obstacles, et les mêmes renoncements.
Au cours de cette formation, les viticultrices ont découvert des solutions concrètes. Triangle d’attelage, treuil électrique pour lever les cardans, caméra de recul, rehausse de pédales… Autant d’outils simples, efficaces, et presque jamais proposés spontanément lors de l’achat de matériel. « C’est ça qui est révoltant, explique Ekaterina De Cazenove. Pourquoi personne ne m’a jamais parlé du triangle d’attelage ? Pourquoi les capteurs de poids des sièges sont encore pensés pour des hommes et m’empêchent d’utiliser correctement mon tracteur ? C’est une question d’ergonomie, pas de force. »
Pierre-Denis Cault, conseiller en agroéquipement à la chambre d’agriculture du Gard, est intervenu avec son collègue Renaud Cavalier lors de la formation. « On a montré des trucs simples, du WD40 pour entretenir, des caméras pour éviter d’avoir à grimper sur une benne ou se retourner mille fois, un triangle d’attelage pour éviter de s’éreinter à atteler. Et tout le monde nous a dit que ça changeait la donne. Ces outils profiteraient aussi aux hommes. Pourquoi continuer à forcer, quand on peut éviter ? »
Il ajoute, amer : « Des femmes se font appeler “miss” par des commerciaux, ou voient des formateurs leur prendre les outils des mains. On ne leur laisse pas le temps d’apprendre. Les hommes aussi rencontrent des difficultés. S’ils ne le disent pas par fierté, les femmes, elles, se taisent parce qu’elles ont peur d’être ridiculisées. »
Ce silence, toutes veulent le briser. Ekaterina De Cazenove évoque les regards rencontrés dans les ateliers, les sourires ironiques. « Quand j’ai voulu acheter mon tracteur, on ne m’a pas prise au sérieux. J’ai dû le faire avec mon conjoint. Pas assez compétente, peut-être. On a grandi avec des jouets de cuisine et de couture. Forcément, un jour, on se retrouve face à un tracteur de 3 tonnes et on doute. Mais je pense que la société change. En tout cas, le premier jouet de ma fille, c’était un tracteur. »
Au-delà des outils, c’est aussi la solitude qui revient dans tous ces témoignages. « Il manque un réseau de soutien entre viticultrices », constate Vanessa Riou. Un groupe local, un forum, une astuce partagée au bon moment : parfois, ce sont ces relais informels qui font toute la différence dans l’apprentissage du machinisme, comme on l’observe pour leurs homologues masculins.
La formation de Rodilhan, seule formation non mixte en France dans l’usage du tracteur, a agi comme un déclencheur. Anaïs Amalric-Joary résume : « Depuis, j’attelle seule. J’ai gagné en assurance. Et j’ai envie que ça continue ». Ekaterina De Cazenove, elle, en ressort plus déterminée. « Il faut créer ces cercles de femmes pour se sentir plus puissantes. Pour arrêter de douter. » Toutes réclament des formations sur l’entretien, la sécurité, l’hydraulique. Régionales, non mixtes, accessibles. Car elles ne veulent plus attendre qu’on leur fasse une place : elles la prennent. Il ne manque plus qu’un pas, celui des constructeurs.
« Les constructeurs savent innover quand il s’agit de vendre du confort ou de la puissance, rappelle Pierre-Denis Cault. Alors pourquoi est-ce qu’on attend encore qu’ils pensent enfin à l’ergonomie, à la sécurité, à l’accessibilité pour des gabarits hors du mètre soixante-dix ? » Les femmes sont déjà aux commandes : aux fabricants de lever les freins.
« Le triangle d’attelage, c’est simple, explique Pierre-Denis Cault, conseiller agroéquipement à la chambre d’agriculture du Gard. On a une partie mâle fixée sur le tracteur, et une partie femelle soudée ou boulonnée à l’outil. On recule, les deux s’enclenchent toutes seules l’une dans l’autre. Pas besoin de descendre, de régler les bras ou de forcer. On attelle en quelques secondes, en toute sécurité. »