n verre de vin rouge à la main, deux amoureux se photographient dans les vignes du domaine Shumi, 90 km à l’est de Tbilissi, capitale de la Géorgie. Des sommets enneigés marquent la frontière avec la Fédération de Russie, une trentaine de kilomètres au nord. En 1858, dans son carnet de voyage, Alexandre Dumas père décrivait déjà cet horizon massif et oppressant qui menaçait les Géorgiens. Rien n’a vraiment changé.
Le domaine Shumi appartient Temuri Lomsadze. Lorsqu’on demande à cet homme d’affaires s’il redoute la Russie, il répond : « Bien sûr, nous les craignons ; nous avons toujours eu des problèmes avec eux. Ce pays occupe 20 % de notre territoire depuis la guerre de 2008. À l’époque, si l’Europe et l’Amérique avaient réagi avec force, la Russie n’aurait pas envahi la Crimée, ni l’Ukraine ». En bon tamada (hôte), il lève un toast, « À la paix dans le monde. On vit sur la plus belle des planètes, mais les politiciens nous créent des problèmes ». Sur son domaine de 202 ha, Temuri Lomsadze produit 1 à 1,5 million de bouteilles par an et exporte dans 32 pays, parmi lesquels la Russie, un client essentiel pour lui comme pour toute la viticulture géorgienne.
En 2021, le rapport annuel de la National Wine Agency chiffrait le marché russe à 57 % des exportations géorgiennes, avec 62 millions de cols. Depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, ce rapport ne mentionne plus les exportations vers la Russie, mais les affaires continuent. Dans une étude publiée en 2024, la banque d’affaires TBC affirme qu’en 2023 les exportations vers la Russie représentaient 66 % du chiffre d’affaires total de l’industrie viticole géorgienne. Ces exportations augmentent depuis que la Russie impose 20 % de droits de douane aux vins venant des pays qui la sanctionnent pour sa guerre en Ukraine. La Géorgie n’étant pas concernée, ses vins bénéficient d’un avantage concurrentiel.
Ces chiffres donnent à réfléchir. À 40 km au nord-ouest de Tbilissi [capitale de la Géorgie, ndlr], Patrick Honnef, directeur général du Château Mukhrani, se veut réaliste. « Un domaine comme le nôtre – 100 ha et 500 000 bouteilles – ne peut se priver du marché russe, établit-il. En 2022, après le début de la guerre en Ukraine, je ne voulais plus vendre à la Russie. Mais il est vite apparu que nous irions à la faillite si nous cessions de vendre aux Russes car le marché géorgien est minuscule. Il faudra du temps pour changer cela. »
Autant que l’importateur, le visiteur russe est apprécié. « Un touriste allemand ou français vient une fois dans sa vie, et emporte peut-être une bouteille en avion, rappelle Patrick Honeff. Les Russes reviennent chaque année pour charger des cartons dans leur gros 4x4. » Parmi ces touristes, beaucoup viennent assouvir leur passion du jeu en Géorgie depuis que Vladimir Poutine a interdit les casinos en Russie.
À ces visiteurs s’ajoutent les Russes installés à Tbilissi depuis la guerre avec l’Ukraine, fuyant la conscription militaire. Avec leurs gros revenus, eux aussi sont de bons clients pour le vin, y compris des vins chers.
Outre les aléas de la politique du Kremlin, Olivier Sauvage, consultant français qui vit à Tbilissi, entrevoit une autre difficulté à venir pour la viticulture géorgienne. « Parmi les 60 à 70 millions de bouteilles exportées chaque année vers la Russie, plus de la moitié sont des vins demi-doux, consommés par des seniors, et ce marché va s’éteindre, pronostique-t-il. Les nouveaux clients russes achètent des vins secs, qu’il n’est pas simple de produire dans les nombreuses vignes larges qui datent de l’époque soviétique. »
Les vignerons locaux cherchent donc d’autres clients, bien sûr dans les pays de l’ex-URSS, mais aussi « dans les diasporas russophones d’Asie et d’Afrique, ainsi qu’au Vietnam, en Corée du Sud, à Hong Kong, observe le consultant. L’Inde constitue un autre marché asiatique, dont les touristes sont nombreux. »
Reste le marché local : selon l’OIV, en 2024, la Géorgie a produit 2,4 millions d’hectolitres de vin et en a consommé 1,2 million, soit 40 l par personne et par an ; la demande intérieure est réelle. Les Géorgiens adorent le vin, emblématique de leur culture, mais ils en achètent peu car ils le produisent en famille, dans des jarres ou des cuves en plastique. D’après Olivier Sauvage, « en Géorgie, seuls les expatriés de retour au pays et les touristes achètent du vin aux domaines professionnels ». Et parmi ces derniers, seuls quelques-uns – comme le domaine Éclipse créé en 2019, sur 35 ha à 140 km à l’est de Tbilissi – peuvent se passer d’exporter vers la Russie. Une question de style, selon Bachana Abesadze, winemaker de ce vignoble : « Nous produisons de vins fins et secs, pas ces demi-doux bon marché que boivent les Russes. Et de trancher : Les Russes ne savent pas ce qu’est le vin. »
La Géorgie fut longtemps partagée entre deux puissances musulmanes, l’Empire ottoman et la Perse, qui réprimaient la production de vin. Au XIXe siècle, le rapprochement avec la Russie chrétienne et l’ouverture vers l’Occident apportent un renouveau viticole. Plus tard, l’avènement de l’Union soviétique transforme la Géorgie en usine à vins sucrés bas de gamme. En 1985, Mikhaïl Gorbatchev, sous prétexte de lutter contre l’alcoolisme, décrète des arrachages en Géorgie. Néanmoins, les familles s’obstinent à produire leur vin et distiller leur « chacha » (marc). Plus récemment, en 2005, Vladimir Poutine s’attelle à punir la Géorgie et la Moldavie désireuses de rejoindre l’Union européenne. L’administration russe, qui prétend détecter des pesticides et des métaux lourds dans les vins géorgiens, les interdit alors. Et ce jusqu’en 2013. Les arrachages sont massifs : de 68 000 ha en 2004, le vignoble géorgien se réduit à 38 000 ha. En 2013, le marché russe repart et les vignerons géorgiens replantent, pour atteindre 48 700 ha en 2024. Mais ici, pas de droits de plantation : à chacun d’estimer s’il peut vendre son vin. Sachant que le voisin russe continue à souffler le chaud et le froid.