nfraction complexe, la traite d’êtres humains a pu déployer ses spécificités lors d’une audience fleuve de 9 heures ce 10 juin au tribunal judiciaire de Bordeaux. Devant la quatrième chambre correctionnelle : 5 prévenus d’une même famille. Un fils, son père et son oncle, en détention provisoire depuis fin mai 2024, qui comparaissent « pour traite d’être humain commise à l’égard de plusieurs personnes, du premier mai 2022 au 27 mai 2024 à Monsegur, Duras, en Gironde et dans le Lot et Garonne », ainsi que sa mère et sa tante pour complicité de traite d’être humain. Le fils étant président d’une SAS de prestation de services viticoles dans l’Entre-deux-Mers, sa mère gérant l’administratif, son père étant son responsable d’équipe et l’oncle gérant sa propre entreprise de prestation de services viticoles dans l’Entre-deux-Mers avec la tante comme responsable administrative.
En face, 15 victimes attendues par le tribunal, mais seuls 4 anciens employés par le fils se sont finalement portés parties civiles, 6 autres, encore employés et souvent membres de la famille poursuivie, se désistant à la barre et témoignant de la probité du fils et de son oncle. Un neveu revenant même devant la juridiction sur ses premières déclarations devant la gendarmerie, où il évoquait la peur de représailles de sa famille et l’obligation de lui payer plusieurs milliers d’euros pour obtenir son contrat de travail quand il était au Maroc. Cet achat de contrat saisonnier revenait en revanche dans les récits des quatre parties civiles, qui rapportent la promesse faite lors de leur embauche ,en juin 2022, de 3 ans d’emploi dans le vignoble avec un contrat de travail, un salaire de 1 600 €/mois et un logement, contre le paiement au Maroc de 100 000 dirhams (10 000 €).
Désenchantement
Mais à leur arrivée dans le Sud-Ouest, c’est le désenchantement d’après leurs récits : pression des employeurs (passeports confisqués, sortie de l’appartement déconseillée…), logement sale (des moisissures sont relevées par la DREETS lors d’un contrôle en 2024), surpeuplé (pas de lit pour tous, l’un dormant dans un canapé de cuir, un autre dans le couloir à même le sol…) et dégradé (pas d’eau chaude, sanitaires sans lunette ni brosse ni loquet, pas de placards, installation électrique défaillante…). La location leur coûte 200 € pris directement sur leurs salaires, qui se réduisent à peau de chagrin (l’un des plaignants évoque 1 200 € réglés sur 4 mois). Et ce malgré des journées de travail exténuante d'après leurs déclarations : lever à 4 heures pour débuter à 5h dans les vignes jusqu’à 14h sans pause réelle. « C’était un marathon, on ne faisait que courir » soupire une partie civile, évoquant la poursuite de la journée de travail par des travaux de maçonnerie à la maison du fils l’employant.
Les quatre plaintes sont déposées à partir de l’été 2023, les parties civiles n’ayant pas vu leur contrat renouvelé par leur employeur en octobre 2022. « J’étais habité par la honte. Mon rêve avait toujours été de venir ici, en France » témoigne un plaignant venu d’Agadir, glissant avoir vendu ses biens et conduit à l’endettement de sa famille pour payer son contrat saisonnier. Le déclic aura été un article dans le Résistant racontant la première affaire de traite d’être humain jugée au tribunal de Libourne.


Son employeur, le fils prévenu, utilise également le quotidien girondin : c’est à la suite de petites annonces infructueuse sur LeBonCoin, Pôle Emploi et le Républicain qu’il s’est lancé dans le recrutement au Maroc face au manque de main d’œuvre dans le vignoble. Ayant avoué lors de sa garde à vue qu’il avait fait payer à des saisonniers marocains leurs contrats, il se rétracte désormais en indiquant avoir déclaré tout ce que les gendarmes lui demandaient pour suspendre des menaces de mise en garde en vue de son épouse et de son fils (de 7 mois). « Je voulais m’en sortir. Je n’ai reçu aucun argent » déclare le fils, estimant que les parties civiles « déposent plainte pour avoir des papiers, comme c’est la mode. Ils l’ont lu dans le Républicain et veulent faire pareil. »
Un risque de poursuite qu’il avait en tête, ayant fait signer à ses saisonniers un papier d’engagement stipulant que le contrat de travail était proposé gratuitement, sans rémunération. Un document que les plaignants indiquent ne pas avoir lu avant de le signer, comme elles faisaient confiance aux prévenus. « Je suis face à des personnes qui m’ont fait du mal » témoigne devant le tribunal un ancien mécanicien se portant partie civile. « J’ai des témoins pour confirmer que [deux plaignants] dormaient chez leur sœur, préféraient travailler au black pour d’autres » et que le jeune d’Agadir « fumait du shit, dormait dans le camion, ne bossait pas… » contre-attaque maître Julien Plouton, avocat du fils prévenu.
Si les défenses des prévenus martèlent que le dossier est vide, les auditions de garde à vue de leurs clients jouent contre eux. La mère du prestataire charge ainsi devant les gendarmes son mari pour sauver son fils au sujet du paiement des contrats au Maroc. La tante a également évoqué le sujet de paiement des contrats au Maroc en décrivant un système intéressant son époux, mais a changé de position depuis. « Les gendarmes m’ont dit ce qu’il fallait dire » clame-t-elle. De quoi laisser dubitatif le président de la quatrième chambre, Gérard Piti : « comment les gendarmes peuvent-ils vous susurrer des éléments qui ne sont évoqués par personne d’autre ? » Face au dialogue de sourd avec l’oncle et le père, ayant besoin d’interprètes, le président s’agace et baisse les armes faute de pouvoir lever des incertitudes : « je ne vais pas multiplier les questions, comme je n’ai aucune réponse. Il faut être modeste. »


C’est le courage des deux parties civiles qu’il défend que maître Jean Trebesses veut souligner dans sa plaidoirie : « ils portent plainte et viennent au tribunal sous les regards accusatoires et les insultes. Il aurait dû y avoir plus de parties civiles, mais elles nous disent tout le bien qu’elles pensent des prévenus. C’est la loi du silence. Mais le tribunal n’est pas dupe de ces reniements. » Décrivant une « organisation bien rodée » avec « un recruteur au pays, un employeur de droit et un gestionnaire » où « tout le monde a son rôle », l’avocat critique un mode opératoire qui « donne l’apparence de la légalité » pour mieux « instrumentaliser la loi sur les travailleurs saisonniers étrangers ». Le cœur du dossier est le « travail contraint » par « la dette des 10 000 € » et « le titre de séjour lié au contrat saisonnier : c’est un visa précaire » pose maître Uldrif Astié, avocat des deux autres parties civiles, dont le jeune d’Agadir qui a « le courage de venir se faire traiter de fainéant et de drogué, portant plainte pour les papiers et pour battre monnaie… » alors qu’il accompli « un travail de bête de somme ».
Soulignant des investigations corroborant les 4 déclarations concordantes, le ministère public est sur la même longueur d’onde que les parties civiles dans ses réquisitions*, demandant la condamnation à 30 000 € d’amendes et 30 mois emprisonnement pour les trois prévenus (2 ans de sursis probatoire pour le fils et l’oncle, 9 mois pour le père) et 1 an emprisonnement avec 10 000 € d’amende assortis d’un sursis simple pour la mère et la tante. « Il s’agit d’exploiter le rêve d’ailleurs de ses compatriotes, ce qui rend l’infraction particulièrement détestable » détaille Perrine Lannelongue, la procureure, qui épingle des conditions de logement et de travail indignes. « Face à l’ampleur du phénomène et des difficultés de recrutement dans l’agriculture, soit on banalise, soit on décide de réprimer » poursuit-elle, citant les récentes condamnations pour traite d'être humain de prestataires viticoles par le tribunal de Libourne.
Dénonçant des « réquisitions très sévères du parquet », maître Stéphanie Tambo, la défense de l’oncle, attaque un « dossier vide » après les rétractations des uns et l’absence d’aveux des autres : entrer en condamnation serait « une justice approximative de suspicion » pour l’avocate de Libourne, qui plaide la relaxe. « Toute la démonstration du ministère public se base sur les déclarations des quatre victimes, mais il n’y a pas éléments » enfonce maître Delphine Gali, la défense de la tante, pour qui le parquet se dit que « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ».
Sur un air de Michel Fugain, « c’est un beau roman, c’est une belle histoire » entonne maître Julien Plouton, la défense du fils, qui dégonfle les déclarations des 4 parties civiles en notant que l’enquête de la DREETS sur les logements date de 2024 pour des saisonniers les ayant utilisés en 2022 : « il n’y a pas de défauts de structure, mais d’entretien, qui peuvent être imputables à ceux qui l’ont occupé. » Appelant à être prudent et sérieux sur la notion de traite d’être humain, l’avocat bordelais se demande « pourquoi on est allé sur cette qualification, il y en avait d’autres. Mais pas sur les mêmes quantums et pas avec une détention provisoire. » Demandant la relaxe comme ses confrères, maître Julien Plouton estime que les peines devraient tenir des infractions contraventionnelles. « Un logement attentatoire à la dignité humaine, ce n’est pas logement qui n’est pas tout à fait aux normes. Il n’y a pas eu d’arrêt d’insalubrité, il n’y avait pas 15 personnes entassées dans 10 m². Je ne sais pas la couleur du papier toilette ou s’il y avait un balai à brosse en 2022, mais les éléments ne sont pas corroborants. »
Le délibéré est attendu ce jeudi 25 juillet.
* : « Je ne peux pas prononcer l’interdiction du territoire comme ce sont des binationaux » justifie le parquet.