A travers le monde, certes à des degrés variables, la robotisation est en marche. Pour certains il s’agit de mesurer des paramètres tels l’avancée du cycle végétatif ou le statut hydrique, pour d’autres de piloter l’irrigation, de développer des systèmes de taille ou même de planter des vignes. Mais sans doute, vu le contexte actuel, l’entretien des sols et la suppression des herbicides représentent encore l’enjeu numéro un. C’est ce qui explique d’ailleurs les levées de fonds dont les start-ups – principales locomotives de développement de la robotisation dans la filière vitivinicole – ont bénéficié. « Ce sont des entreprises très attrayantes pour les investisseurs car ces nouvelles technologies sont clairement identifiées comme l’une des solutions d’avenir pour se passer des herbicides, en enlevant la principale contrainte du désherbage mécanique qui est le temps passé », estime Christophe Gaviglio, ingénieur auprès de l’Institut français de la Vigne et du Vin. Outre l’aspect environnemental et la pression sociétale qui s’exerce de plus en plus pour éliminer à la fois herbicides et pesticides, la question de la main d’œuvre devient, en effet, de plus en plus pressante. Quel que soit le pays de production, la rareté et l’augmentation des coûts du personnel poussent les opérateurs à trouver des solutions alternatives. « Il est difficile de recruter, notamment pour conduire du matériel qui demande, en plus, une certaine capacité intellectuelle et physique et nécessite beaucoup de soin parce que les vignes champenoises sont très pentues et relativement dangereuses », confirme Paul-Vincent Ariston, propriétaire de la maison champenoise Aspasie, et utilisateur de la première heure du robot Bakus fabriqué par la société Vitibot.
Paul-Vincent Ariston avec le premier prototype de son robot Bakus
Convaincu de l’intérêt de la robotique, Paul-Vincent Ariston situe leur développement dans le contexte d’une mutation profonde des choix au vignoble. « La Champagne est en train d’évoluer. Nous avions un retard certain sur tout ce qui est pulvérisation, avec des apports de produits phytosanitaires assez marqués, et depuis trois ou quatre ans nous avons pris des options assez drastiques pour réduire les pesticides employés et le désherbage chimique. Il fallait trouver une solution rapidement à la réduction globale des traitements, y compris le cuivre et le soufre ». Mais il ne s’agit pas uniquement de réagir à cette pression. Pour le vigneron champenois, les avantages de la robotique sont multiples et variés : « La robotique a l’avantage d’être propre au niveau carburant, elle ne tasse pas les sols et répond aussi aux problèmes de troubles musculo-squelettiques provoqués par l’utilisation d’équipements classiques. Autre avantage : le Bakus est capable de grimper des pentes à 45%, ce qui permet d’éviter d’utiliser des chenillards où on cumule un nouveau risque pour l’homme ».
Le coût, un obstacle surmontableChristophe Gaviglio estime que le coût du matériel représente encore un frein à son adoption par le secteur. « Aujourd’hui, les prototypes de présérie affichent des coûts qui sont trop élevés pour être directement compétitifs dès maintenant par rapport aux pratiques actuelles. Ces coûts sont très élevés parce qu’il y a continuellement un développement très intense et qu’il n’y a pas d’économies d’échelle. Mais l’objectif est que ces solutions soient viables économiquement, donc cela devrait être pris en compte dans le prix final des machines ». Pour sa part, Paul-Vincent Ariston relativise le coût. « Pour un enjambeur nu on tourne autour de 120 ou 140 000 euros. Pour du matériel bien accessoirisé, le prix avoisine 220 000 euros. Aujourd’hui, un Bakus se propose à un peu moins de 150 000 euros, équipé avec un matériel de sol. On reste dans le champ d’un investissement classique de matériel, sauf qu’on a un poste carburant qui n’existe plus, on n’a plus de risque de contamination par l’huile hydraulique, on n’a plus besoin de cabine donc on en enlève le prix, et on n’a plus tous les problèmes liés à la motorisation classique qui coûte cher en entretien. Un robot, c’est un ordinateur dans une boîte avec quatre moteurs électriques. En coûts risques panne, on est au strict minimum ». Sur sa douzaine d’hectares situés à l’ouest de Reims, il compte amortir son Bakus en sept ans environ, mais pour lui, « ce n’est même pas la notion d’amortissement qu’il faut intégrer. C’est surtout l’aspect qualitatif qu’il faut regarder car il nous permet d’intervenir exactement au moment ponctuel et précis où on veut intervenir ». Et, quand les technologies l’autoriseront, d’effectuer une pulvérisation de précision. « La phase pulvérisation va demander encore une paire d’années de développement, mais on va évoluer vers un produit autonome qui évitera la pulvérisation systémique pour cibler la végétation recherchée. On commence à avoir des capteurs performants susceptibles de se promener dans les vignes et de détecter des maladies ».
2019, une année charnièreUne chose est certaine, on n’en est encore qu’aux balbutiements de la robotique dans les vignes, et dans la cave encore moins. « On ne peut pas encore parler de déploiement d’utilisation de robots », affirme Christophe Gaviglio. « Il faut parler plutôt de développement de prototypes de pré-série, que ce soit en France ou à l’international, un constat qui est valable pour tous les fabricants. Tous parlent de l’horizon 2020 pour la fabrication de robots en série et pour tous, 2019 est une année charnière où ils vont engranger beaucoup d’informations en provenance des robots de pré-série déjà en opération ». L’ingénieur spécialisé en entretien des sols et alternatives aux herbicides estime à une vingtaine le nombre de robots qui circulent dans les différents vignobles. « Ce n’est pas beaucoup mais c’est déjà suffisant pour acquérir de l’information, avoir des retours d’utilisateurs et d’expérience en conditions réelles. Cela permettra aux fabricants d’aller vers des versions plus définitives ». Pour l’heure, ces robots ont principalement trait à l’entretien des sols, « la porte d’entrée de la robotique au vignoble », estime Christophe Gaviglio. Certains, comme le Vitirover, né à Saint-Emilion, se rapprochent des robots classiques de tonte de gazon, effectuant un entretien régulier plutôt qu’un désherbage pour un coût de l’ordre de 2 000 euros à l’hectare par an. D’autres, qui se préoccupent davantage de mesurer différents paramètres au vignoble, sont plus voués à des fins de recherche qu’à une réelle industrialisation. Dans tous les cas, leur justification reposera sur leur capacité à assurer de la rentabilité « en remplaçant des opérations pénibles et lentes pour l’humain. S’ils amènent juste de l’information, ils entraînent un surcoût qui est difficile à valoriser ».
Christophe Gaviglio de l’IFV rappelle que les structures viticoles doivent être en mesure d’exploiter l’information relayée par des robots, ou « drones terrestres » équipés de capteurs
La taille et la récolte difficiles à robotiserPour l’ingénieur de l’IFV, au-delà de l’entretien des sols, d’autres niveaux d’attentes sont d’ores et déjà exprimés par les professionnels, en France comme à l’international. Parmi celles-ci, « la pulvérisation représente une attente forte. Il s’agit de sortir l’applicateur du champ d’application de produits phytosanitaires, donc d’y être moins exposé ». La taille aussi, très chronophage et pénible à réaliser, figure parmi les gros enjeux de l’avenir de la robotique. Une équipe de l’Université de Canterbury en Nouvelle-Zélande a développé un système de robot monté sur un enjambeur qui taille à l’aide de trois caméras et d’images 3D traitées par un logiciel dédié. Pour Christophe Gaviglio, la taille et la récolte constituent les deux opérations les plus difficiles à robotiser. L’accessibilité de la grappe, la visibilité et la précision de la coupe sont autant de challenges qui restent à surmonter. « Si on veut sortir de la mécanisation de la taille qui est un peu simpliste, pour éviter d’avoir une taille en haie ou une taille approximative, il faudrait reproduire le geste manuel avec un robot qui permette l’accès aux points de coupe, le comptage des bourgeons etc pour avoir une taille qualitative ». Pour Paul-Vincent Ariston, la solution pourrait se trouver du côté des robots humanoïdes : « Il existe des robots humanoïdes – comme Atlas – qui sont capables de déplacer des charges, d’observer et d’ouvrir des portes, entre autres. Cette robotique-là pourrait être envisagée dans le cadre des vendanges, par exemple, qui posent de gros problèmes en Champagne du fait de la législation et de l’humain ». Il y a aussi des implications qualitatives : « L’humanoïde serait capable de détecter la maturité de la grappe, et de ne cueillir que des raisins optimums, quitte à passer plusieurs fois. On évite ainsi de vendanger en surmaturité, du fait de la présence d’une équipe de vendangeurs à faire travailler, et on pourrait donc mieux profiter de la qualité des raisins pour les vendanger exactement au bon moment ».
Un robot fabriqué par Wall YE, équipé de panneaux solaires
« Une nouvelle ère de viticulture »
Plus globalement, en dehors de la réduction de l’utilisation d’énergie primaire et de pollution en termes de particules, c’est toute l’organisation du travail qui est en jeu avec l’introduction de la robotique. « Plus on arrive à robotiser les travaux à la vigne, plus on va gagner en marge de manœuvre, en confort de travail, pour ne pas avoir à arbitrer entre l’entretien des sols et le traitement phytosanitaire », estime Christophe Gaviglio. Paul-Vincent Ariston partage, en toute logique, cet avis : « L’autonomie des appareils est appréciable – ils font 10 heures de travail pour 2 ou 3 heures de recharge des batteries. Sachant qu’on ne peut pas se permettre de tasser les sols, le robot permet de travailler les jours où il fait beau, y compris la nuit et le samedi et le dimanche. On attend une évolution de la législation pour lui donner une autonomie encore plus grande, qu’il puisse se rendre sur son lieu de travail de façon indépendante ». La sécurité représente, en effet, un enjeu important dont il faudra se préoccuper. Des questions d’éthique, peut-être aussi. Aux détracteurs, Paul-Vincent Ariston répond : « On ne supprime pas de main d’œuvre – personne aujourd’hui ne voudra prendre une binette pour désherber. Au contraire, on la remplace par de la main d’œuvre qualifiée en robotique pour développer ces outils-là. On en est encore aux balbutiements, mais on est en pleine mutation. Nous sommes sur une nouvelle ère de viticulture, aussi bien champenoise que française que mondiale. Le savoir-faire est en train de se mettre en place et quand ce sera bien opérationnel, l’homme aura beaucoup à gagner à utiliser de la robotique ». Christophe Gaviglio est légèrement plus nuancé : « La robotique est indéniablement identifiée aujourd’hui comme une solution d’avenir, qui doit encore faire ses preuves ».
Les robots rencontrent un intérêt croissant partout dans le monde, mais force est de constater que c’est en France que l’on trouve la plus grosse concentration d’entreprises dédiées spécifiquement à la création de robots qui sortent du schéma de la mécanisation traditionnelle. « Pour l’instant, au niveau mondial, le Japon est assez en avance, mais il s’agit de la robotisation d’un tracteur existant dédié aux grandes cultures pour travailler sans chauffeur et éventuellement avec plusieurs tracteurs en coordination. En Californie, il y a aussi des essais de tracteurs autonomes dans des vignobles prestigieux de Californie. Mais les principaux acteurs en matière de robotisation du vignoble – Vitirover à Saint-Emilion, Naio Technologies à Toulouse, Vitibot en Champagne et Sitia dans le Val de Loire – sont en France », confirme Christophe Gaviglio. Il reste à savoir comment se positionneront les gros fabricants de matériels classiques à l’avenir : « Soit les petites start-up à l’origine de ces technologies vont connaître une expansion très rapide, et resteront indépendantes assez longtemps parce qu’elles auront un succès assez vaste. Soit elles vont tomber dans le giron d’entreprises déjà implantées, qui ont un accès au marché et beaucoup plus de fonds propres aussi. De toute évidence, ces grosses entreprises regardent ces start-up de près et, soit elles leur feront concurrence, soit elles les absorberont ».