maginez la scène : les clients d’un grand restaurant parisien écoutent attentivement le sommelier qui se lance dans sa présentation en évoquant…des arômes de fruit du dragon, de carambole, d’aubépine séchée, de pomme de jacque ou encore de longane. Autant dire, du chinois pour un public occidental. Et pourtant, les consommateurs chinois doivent composer avec un vocabulaire tout aussi inapproprié et peu évocateur depuis qu’ils se sont mis à boire du vin à l’occidental. D’où l’idée d’un groupe de chercheurs australiens, avec le soutien de l’Australian Wine & Grape Authority et du gouvernement fédéral, de définir un lexique établissant des parallèles entre les termes couramment utilisés à l’Ouest, et les équivalences chinoises.
Repères classiques
Pendant deux ans, ils ont interrogé plus de 250 consommateurs, essentiellement de vins importés, dans trois grandes villes chinoises : Shanghai, Guangzhou et Chengdu. Une sélection de 14 vins australiens – rouges, blancs, effervescents et vins de liqueur – leur a été présentée pour recueillir les qualificatifs chinois qu’ils auraient utilisés pour décrire le profil organoleptique. Il s’est avéré que des termes génériques comme suave, fruité, doux, moelleux et finale prolongée prédominent sur des vocables plus spécifiques. Parmi ces derniers, on retrouve sans surprise les fruits les plus couramment consommés en Chine, notamment les agrumes tels le pomelo et le citron vert pour les vins blancs et effervescents ; les fruits rouges comme le yangmei ou fraise chinoise et l’aubépine chinoise séchée pour les rouges ; et la pomme de jacque et le longane pour les vins de liqueur. En revanche, les différents légumes, viandes et épices proposes par les experts, ne font pas encore partie du vocabulaire des consommateurs chinois.
Un travail de longue haleine
Ayant récolté ces informations, Wine Australia a conçu une fiche détaillant les termes couramment utilisés par les Occidentaux pour décrire le profil gustatif des vins australiens, et les équivalences chinoises. La « Wine Flavours Card » est sortie au printemps dernier et a été diffusée auprès des exportateurs australiens et des importateurs/distributeurs chinois. Certains exportateurs l’ont utilisée pour modifier les contre-étiquettes sur leurs bouteilles. Mais le processus d’adoption s’avère plutôt long. « Sur la base de cette étude et d’autres travaux de recherche impliquant par exemple des étudiants chinois basés en Australie, nous nous sommes rendu compte que plus de 50% des consommateurs sont à l’aise avec les termes occidentaux, traduits en mandarin », explique le professeur Larry Lockshin, l’un des auteurs de l’étude, intitulée le Chinese Lexicon Project. « Cela s’explique par le fait que le travail d’éducation au vin en Chine a été assuré dans un premier temps par les Français, puis dans le cadre de la formation WSET ». L’Australie se positionne clairement sur le long terme et souhaite établir des liens étroits entre l’utilisation de termes chinois et la consommation de vins australiens, à l’instar des associations subliminales établies par les Français. « Nous pensons que la fiche gustative aura un impact à plus long terme, au fur et à mesure que les jeunes générations se l’approprient et que les professionnels chinois tentent de toucher un public de novices, les étudiants âgés de 20 à 25 ans qui sortent de l’université », précise le professeur Lockshin.
Le paradoxe du marché chinois, où les choses évoluent à une vitesse vertigineuse, c’est que pour y réussir de manière pérenne, il faut une vision à long terme. « L’Australie récoltera ce qu’elle sème. Nous devons réaliser un travail de longue haleine en investissant dans l’éducation des professionnels pour qu’ils s’appuient davantage sur les termes et qualificatifs chinois », affirment les chercheurs australiens. « Nous pensons que de cette façon, la catégorie vin se développera en recrutant de nouveaux consommateurs. L’approche que nous prônons rappelle la stratégie déployée par les Français dans le segment haut de gamme, mais nous devons, quant à nous, viser la cible beaucoup plus large des classes moyennes en éduquant les professionnels à l’aide d’outils typiquement chinois ». Les Australiens annoncent clairement la couleur de leurs ambitions en Chine. Et sont prêts à affiner leur stratégie marketing en permanence car, comme le rappelle Larry Lockshin, « le marché évolue tellement vite que tout travail réalisé est à refaire au bout de trois ans. Il y a un tel réservoir de gens qui ne consomment pas encore de vins, ou commencent tout juste à le découvrir, que le groupe auquel on s’adresse ne sera pas le même, ne serait-ce qu’au bout de trois ans ».
Mettre en avant les occasions de consommation
Le travail à faire reste colossal, car peu d’études se sont penchées sur la manière dont les Chinois appréhendent et s’approprient le vin. Et Larry Lockshin de reconnaître que les qualificatifs eux-mêmes ne représentent pas le déclic. « L’accès au vin implique plutôt un processus de socialisation. Les vrais néophytes ne cherchent pas à le décrire ; cette envie ne vient que lorsqu’on s’intéresse de plus près au vin. Les entreprises vinicoles chinoises l’ont bien compris : elles mettent l’accent sur les occasions de consommation et la convivialité, de la même façon que Coca Cola le fait ». Les chercheurs sont arrivés à la conclusion que, pour l’heure, « le vin est un produit occidental et il va falloir s’armer de patience ». D’autant plus que des outils très techniques comme la fiche gustative s’adressent plutôt aux professionnels et que ce sont eux qui doivent servir de courroie de transmission pour qu’un lexique chinois s’inscrive dans les mœurs.
Comprendre les mécanismes d’un marché complexe
D’ici là, les organismes professionnels et exportateurs australiens vont s’évertuer à mieux comprendre les mécanismes d’un marché qui reste obscur. « Le problème en Chine, c’est que nous voyons par quels grossistes débute le chemin parcouru par nos vins, sans pouvoir déterminer le point où ils rencontrent le consommateur. Il en est de même pour les fiches gustatives ». Les Australiens restent toutefois très optimistes sur le potentiel du marché chinois et peaufinent progressivement leur stratégie. D’une offre polarisée, avec des vins chers d’un côté et de grandes marques comme Jacob’s Creek de l’autre, l’Australie tente de s’imposer sur le cœur de marché. « Nous réussissons mieux en Chine parce que nous adoptons une approche un peu plus intelligente, nous appuyant sur un positionnement clé de 20 AUD [soit 14 euros] au détriment de la tranche des 7-10 AUD, ce qui nous permet de toucher une cible de consommateurs différente. Notre baromètre montre qu’au fur et à mesure que ces vins atteignent la cible des 25-35 ans, les occasions de consommation deviennent plus informelles. Or, les vins du Nouveau Monde en général sont plus faciles d’abord ». Malgré des accords de libre-échange, à l’instar de celui qui relie l’Australie à la Chine, les vins restent globalement chers et relativement difficiles d’accès. Tout pays qui parviendra à comprendre les mécanismes par lesquels les Chinois découvrent et s’approprient le vin disposera d’une longueur d’avance indéniable. C’est bien l’objectif que se sont fixé Larry Lockshin et ses confrères australiens.