Si la France a réussi, et depuis longtemps, à conquérir les marchés mondiaux, son propre marché intérieur est toujours resté chasse gardée. Habitudes de consommation très ancrées dans la production locale – chaque région privilégiant ses propres vins – cuisine traditionnelle autorisant peu les alliances avec des saveurs venues d’ailleurs et voyages à l’étranger plutôt limités font partie des explications de cette consommation franco-française. Comment expliquer alors cette ouverture du marché constatée depuis quatre ou cinq ans ? « Une nouvelle génération est arrivée », avance David Meynier qui gère la société Vinho Selection à Bègles, dont le portefeuille comporte 70% de vins du monde. « Ce sont des gens qui voyagent de plus en plus et très facilement. Aujourd’hui, ils auront plus tendance à faire un séjour à Budapest ou à Madrid que dans l’Aveyron. Ils découvrent ainsi des vins dans les pays où ils voyagent, de manière complètement décomplexée ».
Une évolution multifactorielle
Une mutation profonde des habitudes alimentaires et manières de consommer, plus occasionnelles et qualitatives, a également favorisé le développement des vins étrangers en France. « Les alcools forts ont amené le goût de la découverte. Dans le même temps, on consomme moins les apéritifs traditionnels que sont les anisettes par exemple ou le porto et de plus en plus de vins blancs et rouges », ajoute David Meynier, qui a observé une augmentation nette de la présence des vins du monde en France depuis dix ou quinze ans, et surtout depuis cinq ans. « Il y a une dizaine d’années mon portefeuille se répartissait entre 70% de vins de Bordeaux et 30% de vins du monde – aujourd’hui le rapport est inversé. Il y a dix ans, lorsque je proposais des vins étrangers à des cavistes, ils me mettaient dehors. Aujourd’hui, ils nous appellent ». Cet engouement est constaté aussi par Mathieu Blet, chargé des importations de vins grecs auprès de la société Mavrommatis, propriétaire entre autres de restaurants et de boutiques traiteurs dans plusieurs régions de France. « Nous sommes en train de dépasser le 1% de ‘geeks’ ou amateurs de vin très éclairés, pour toucher un public plus large. La mode des vins natures, voire même des vins bios, a sans doute aidé des pays comme la Grèce car toutes les cartes ont été rebattues. Il y a une nouvelle génération de consommateurs – entre 25 et 40 ans – qui repousse les limites de la tradition et rejette les idées préconçues ».
Pas un phénomène parisien
Et il ne s’agit pas que d’un épiphénomène limité à Paris. « Entre 70% et 80% de notre chiffre d’affaires se fait avec les cavistes, dans toute la France et parfois dans des coins très reculés que l’on n’imaginerait pas », acquiesce David Meynier qui importe quelque 200 000 bouteilles de vins argentins, chiliens, italiens, hongrois et autres espagnols par an pour une clientèle d’environ 900 cavistes. « La demande s’élargit de plus en plus », confirme Mathieu Blet. « Nous sommes présents par exemple dans des bars à vins à Toulouse, Reims et dans le centre de la France ». Tous les vins étrangers ne sont pas forcément logés à la même enseigne, cependant, estime Bruno Depeuille, responsable commercial chez Révélations & Terroirs Méditerranée, distributeur en Europe de Grands Crus de l’Ouest Algérie. « Il y a une demande pour les vins de la Méditerranée en France, c’est certain, mais ce n’est pas le cas dans toutes les régions françaises. Dans le Nord-Est, par exemple, les consommateurs sont marqués par d’autres typicités ».
« L’Italie est incontournable »
Il n’empêche, ces typicités sont progressivement en train d’évoluer. « Le modèle alsacien, c’est-à-dire des alliances avec la cuisine fusion franco-japonaise ou avec des sushi par exemple, fonctionne plutôt bien pour les vins grecs. Il y a là une grosse carte à jouer parce que le consommateur français commence à se lasser des alliances classiques. Il cherche de nouvelles expressions et il y a peu de pays comme la Grèce qui peuvent proposer sur un même sol, autant de diversité ». Est-ce pour les mêmes raisons, toujours est-il que l’Italie aussi attire de nombreux amateurs. « L’implantation des vins espagnols et italiens a été plus longue que pour les vins argentins ou chiliens par exemple », note David Meynier. « Mais à l’heure actuelle, les vins italiens constituent un gros marché en France, sachant que les vins du monde restent bien évidemment un marché de niche. Pour notre part, lorsqu’un caviste nous prend une dizaine ou une quinzaine de références, il y a forcément un vin italien. L’Italie est incontournable ». Ce qui ne modifie en rien l’importance de l’effet de gamme : « Ce qui est essentiel, c’est que les cavistes aient une crédibilité dans leur gamme. Les clients qui fonctionnent bien, qui vendent bien, sont ceux qui proposent 15, 20 ou 30 références de vins du monde et avec un choix important de pays ». Pour Vinho Selection comme pour Mavrommatis, le développement commercial passe d’ailleurs par une augmentation du nombre de pays fournisseurs.
Cépages autochtones et viticulture insulaire
L’effet de gamme est facilité par un dénominateur commun que partagent bon nombre de vins du monde, du moins ceux de la Méditerranée. La mise en avant des cépages autochtones représente, en effet, un fil conducteur reliant des pays comme l’Italie, la Grèce, la Croatie et bien d’autres pays encore, souvent marqués aussi par une viticulture insulaire ; les deux caractéristiques sont d’ailleurs intimement liées. Seule exception à cette règle, l’Afrique du Nord – qui figure aussi parmi les challengers - où la présence française a établi un autre cadre viticole. Ailleurs en Méditerranée, la grande valeur des cépages autochtones fait désormais l’objet d’une vraie prise de conscience, aussi bien du point de vue de la « vinodiversité » et de l’histoire, que vis-à-vis du marketing et de la différenciation. « Dans l’esprit des consommateurs, il y a une certaine confusion lorsque les vins grecs sont présentés avec des cépages internationaux », observe Mathieu Blet. « Le vignoble grec comporte plus de 300 cépages autochtones donc pourquoi proposer des cépages internationaux qu’on peut trouver n’importe où, qui est plus est sur un marché ô combien concurrentiel comme le marché français. On ne sortira jamais du lot et il n’y aura pas de pertinence en matière de rapport qualité-prix ».
« La seule façon de se faire connaître et de se différencier »
Son avis est partagé par Barbara Bacic, dont la société ‘Les Robes de l’Est’ importe environ 15 000 bouteilles de vins par an, surtout des vins croates, et propose des voyages oenotouristiques en Croatie. « Il y a dix ans, commercialiser des vins croates en France n’était pas simple – maintenant on constate un engouement pour des vins du monde entier et une recherche des cépages autochtones. Pour notre part, nous ne sélectionnons que des vins issus de cépages autochtones – il y en a 60 en Croatie sur les 200 cépages cultivés ». Le discours est identique du côté de la Sicile, même si les volumes de production sont sans commune mesure avec ce qui se produit sur d’autres îles méditerranéennes. « Pour se positionner sur le marché mondial, il faut de gros volumes de cépages internationaux, mais il y a une place aussi pour les cépages autochtones » estime Giuseppe Torina de l’Institut régional des vins et de l’huile de Sicile (IRVOS). « Les cépages autochtones représentent une richesse incroyable pour la Sicile et, sans parler d’établir des priorités dans l’offre que nous cherchons à mettre en avant à l’export, nous voulons quand même développer les cépages indigènes, par exemple le nero d’avola. Beaucoup de cépages ne sont cultivés que sur l’île et ils représentent la seule façon de se faire connaître et de se différencier. Du fait de leur lien indissociable avec le terroir, ils constituent aussi une bonne façon de développer l’oenotourisme ». Les producteurs s’en sont rendu compte : les volumes de vins issus de cépages autochtones ne représentaient que 4 ou 5% de la production sicilienne au début des années 90, alors qu’aujourd’hui tous les producteurs en proposent.
« Il ne faut pas que ce soit bon, mais très bon »
Le niveau qualitatif des vins du monde a également fait un bond en avant, ce qui facilite leur implantation en France. De l’avis de tous les opérateurs concernés, la qualité doit être irréprochable car les consommateurs sont bien plus exigeants qu’avec les vins français. Cette exigence tient aussi du niveau des prix pratiqués pour les vins du monde. « La fourchette qui fonctionne bien se situe entre 8 et 15 euros prix public », affirme David Meynier. « A ce prix-là, il faut être capable d’apporter de la nouveauté, des vins qui présentent bien - belle étiquette, beau packaging, parce qu’on est dans la découverte et il faut que ce soit très attractif – des cépages autochtones ou locaux, et un très bon rapport qualité-prix parce qu’on est en France et en termes de qualité on n’a pas droit à l’erreur. Il ne faut pas que ce soit bon, mais très bon. Il faut aussi que les vins soient accessibles en termes de prix – au-delà de 15 euros, c’est plus compliqué et au-delà de 20 euros, c’est encore autre chose. Le marché est vraiment entre 8 et 15 euros ». Chez Mavrommatis, qui importe une centaine de palettes de vins grecs avec quelques références chypriotes par an, la gamme de prix varie entre 10 et 35 ou 40 euros chez les cavistes. « Il s’agit plutôt de vins premium. Petit à petit, on sent bien que les consommateurs trouvent dans les vins grecs un bon rapport qualité-prix pour certains types d’expression qui n’ont rien à envier à des produits plus renommés, et donc plus chers ».
« Les GMS y viendront dans quelques années »
Si le nombre d’opérateurs spécialisés dans les vins du monde reste limité pour l’heure, à l’instar des volumes – freinés par une distribution focalisée essentiellement sur le circuit traditionnel, rôle de prescripteur oblige – il y a de fortes chances pour que les deux se développent à l’avenir. David Meynier est « persuadé qu’il y a une ouverture possible en GMS. Il y a déjà quelques gros acteurs qui y font de gros volumes mais il s’agit essentiellement d’un marché de prix. Je pense quand même qu’à terme, un marché se développera sur du moyen de gamme lorsque les GMS seront prêtes - ce n’est pas encore tout à fait le cas. Le marché du vin a toujours fonctionné de cette façon : ce sont d’abord les cavistes et les restaurateurs qui ouvrent la voie et puis les grandes surfaces qui suivent. Mais les GMS y viendront dans quelques années. Nous ne sommes pas sur un phénomène de mode mais sur une tendance durable, mondialisation oblige ».
S’appuyer sur le storytelling et une thématique commune
Pour Mathieu Blet, le développement commercial des vins du monde, et surtout ceux des régions méditerranéennes, pourrait se faire à travers une approche transversale. « On pourrait imaginer une approche ciblée sur les vins méditerranéens avec un comptoir dédié en grande surface, par exemple, un mini facing qui aiderait le consommateur à s’y retrouver. On peut imaginer un concept de vins des îles qui engloberait les vins de Majorque, de Sicile et de Grèce, pour ne citer qu’elles, car la problématique de la Grèce est celle des îles en général. Il peut y avoir aussi des positionnements pré-vacances et post-vacances, pour prolonger l’expérience. Dans tous les cas, nos histoires viticoles sont telles que nous ne sommes pas en train d’inventer un storytelling – c’est une cohérence qui existe réellement. Il suffit de la faire rejaillir ».
Parmi les critiques qui sont souvent formulées à l’encontre des vins étrangers figurent les problèmes de prononciation, voire de lecture de l’étiquette. « Certains producteurs grecs se sont demandés à un moment donné s’ils ne devaient pas raccourcir le nom des cépages pour les rendre plus mémorisables », reconnaît Mathieu Blet. « Au final, ils ne l’ont pas fait mais il y a une véritable problématique à ce niveau-là. Néanmoins, en utilisant certains biais, avec des cépages aux noms plus prononçables par exemple ou bien en passant par des noms de lieux et puis en expliquant les cépages, on peut y arriver. La curiosité dépasse quand même largement la difficulté de prononciation ».