a campagne qui débute à Bordeaux autour des vins du millésime 2010 apporte quelques intérrogations sur le rôle de ce marché de vins en cours d’élaboration, ainsi que sur ses rouages. Plusieurs acteurs commencent à s’agaçer de certaines ambiguités, et des dérives constatés dans la manière de présenter ces jeunes vins en devenir.
Ouverture et conséquencesLa pratique qui consiste à vendre une partie ou la totalité d’une récolte à des importateurs ou négociants est ancienne à Bordeaux, mais elle était, jusqu’au début des années 1980, réservée à des intermédiares professionnels, qui obtenaient ainsi des vins à des prix avantageux pour les revendre, souvent bien plus tard, à leur clientèle. Vers le début des années 1980, et surtout avec le millésime 1982, à la fois pléthorique, de grande qualité et fortement médiatisé, les marchands se sont mis en quête d’une clientèle de particuliers pour financer ces achats qui devenaient couteux à porter. L’argument de vente consistaient à persuader le particulier qu’il payerait bien moins cher ces vins en avançant des fonds 12 ou 18 mois avant leur mise en bouteille et livraison. Cet argument à porté et le grand marché des « primeurs » de Bordeaux était né.
Afin d’aider les marchands dans cette vente, on a vu, en parallèle, l’émergence d’un journaliste d’une espèce nouvelle : le critique « visionnaire », capable de prédire avec aplomb et assurance à quoi vont ressembler, une fois l’âge adulte atteinte, ces très jeunes vins qui entrent tout just en adolescence au moment où ils sont dégustés et notés par ces clairvoyants.
SpéculationsMettons-nous dans le contexte actuel pour observer certains changements survenus récemment. La Chine et ses 60 millions de millionaires est entré de plain-pied dans le jeu du marché des vins de Bordeaux : à la fois par les vins plus chers, mais aussi des moins chers, et sans que l’on voie très clairement comment ce marché va s’orienter dans les années à venir. En même temps, des crises économiques ont perturbé le long fleuve pas si tranquille de la Bourse, rendant bon nombre d’acteurs des marchés financiers à l’affût de placements capables de résister à des secousses d’une bonne amplitude sur l’échelle boursière. Tout ceci fait qu’une part croissante des vins de Bordeaux vendus « en primeur » n’a plus pour seule vocation d’être bue par ses acheteurs, mais est destinée à être stockée un temps, puis revendue et re-revendue en fonction des évolutions des marchés et des fortunes, exactement comme tout autre produit de placement. Cela fait belle lurette que le marché anglais fonctionne comme cela, d’où l’émergence de départements vins dans les maisons de vente aux enchères fondées dans ce pays, ainsi que des spécialistes du stockage sous douane et des négociants en chambre. Mais Christie’s et Sotheby’s, par exemple, font actuellement des chiffres d’affaires bien plus conséquents à Hong Kong qu’à Londres, ce qui prouve le glissement du centre de gravité du marché vers l’Asie.
Bob Parker et les gourousQuant au rôle de la presse dans le processus de décisions d’achat des clients, il a aussi évolué. A partir du millésime 1982, Robert Parker a émergé sur la scène internationale, après avoir fait ses débuts d’une manière tout à fait locale dans son état, le Maryland. Son poids relatif dans la prescription a été surtout déterminant dans les années 1990 et début 2000, mais il continue à être influent, comme le prouve les annonces des prix de la plupart des châteaux, qui jouent la montre en attendant la publication de ses notes. L’émergence d’autres prescripteurs journalistes, de toutes nationaltiés, à suivi en gros cette courbe. A l’exception de ceux ou celles qui écrivent en anglais, leur zone d’influence est restée toujours locale, contenue par la langue dans laquelle ils publient leur avis.
L’organisation des dégustations des échantillons à Bordeaux s’est remarquablement adaptée à ce gonflement du nombre de prescripteurs, qu’ils soient marchands ou plumitifs. La préparation, par les propriétaires, d’échantillons dans le but de présenter leur production sous les meilleurs auspices à une date précoce (fin mars ou début avril), s’est sophistiqué aussi, car l’instabilité d’un vin en cours d’élévage, dont toutes les parties futures n’ont pas toujours terminés leurs transformations diverses, est notoire.
Certains journalistes, comme l’américain Suckling, adopte une politique du « fast is beautiful », en essayant de sortir des notes avant tout le monde. La pratique du « scoop » est vieux comme le journalisme, mais fontionne surtout pour la presse dite « de caniveau ». D’autres, comme Jancis Robinson, s’offusquent que le vilain monde des marchands utilsent ses notes pour vendre du vin. Quelle horreur ! Mais pourquoi ne le découvre-t-elle que maintenant ? En France, Michel Bettane proteste contre les différences de traitement accordés par les organisateurs à certains journalistes. Il signale aussi l’absence de « fair-play » de la part des premiers crus (et quelques autres) qui obligent les dégustateurs à venir goûter les échantillons chez eux, obviant ainsi toute possiblité d’une dégustation comparative et, à fortiori, à l’aveugle. Je sympathise avec lui, mais cela fait belle lurette que ceci existe.
La Grand'Messe contestéeHormis des considérations d’ordre éthique quant à une procédure qui recommanderait l’achat d’un tableau sur la base d’une esquisse préparatoire, on est en droit de se demander si la présence de journalistes à ces dégustations « en primeur » sert encore à quelques chose. Il me semble qu’une bonne partie du marché fonctionne comme avec les valeurs « blue chip » en bourse. Autrement dit, elle achète des valeurs sûres dont la demande est soutenue depuis des décennies. L’avis de Pierre, Paul ou Jacques sur les nuances que représentent les arômes ou les saveurs de tel ou tel vin pèse autant dans leur décision que le poids d’un mouche sur le dos d’un éléphant.
Quel que soient les avis de journalistes du vin, d’autres facteurs vont déterminer la réussite commerciale d’un millésime. Ces facteurs sont macro-économiques, mais aussi issus des modes et de l’émergence des nouveaux marchés pour le vin. Leur puissance dépasse, de loin, la portée de nos petites plumes, même s’il est parfois séduisant de croire à la théorie du battement d'aile d’un papillon. En tout cas j’applaudis la décision de Gevrey-Chambertin de cesser la dégustation d’échantillons non-finis et j’espère que d’autres appellations suivront. Mais, vu le poids financier des ces ventes spéculatives, je ne me fais aucune illusion en ce qui concerne Bordeaux. Il me semble aussi que la seule conclusion logique pour un journaliste est de ne pas accepter de parler des vins avant leur mise en bouteilles. On peut, bien sur, donner un avis sur les caractéristiques d’un jeune millésime dans une région donnée suite à une série de dégustations, mais parler d’un vin en particulier, étant donné l’absence de toute certitude quant à la conformité de l’échantillon avec le produit fini (chose matériellement impossible vue la date de l’événement) est illusoire et, à la limite, intellectuellement malhonnête, quelque soient les compétences et expérience du dégustateur.