l’origine, ils partageaient des outils de travail du sol. Aujourd’hui, ils vont plus loin. «On aime faire les choses en groupe, à Chignin, confie en souriant André Quenard, viticulteur bio dans cette petite commune savoyarde et membre de la Cuma du village. Nous avons créé la Cuma en 2011 pour nous lancer dans le désherbage mécanique. Nous avons acheté des outils en commun, puis d’autres projets se sont enclenchés.»
Aujourd’hui, cette coopérative réunit treize adhérents, soit 90% des vignerons de la commune, pour environ la moitié de sa surface (sachant qu’un tiers des vignes sont exploitées par des négociants extérieurs). Tous sont engagés dans un ou plusieurs projets agroécologiques.
«En 2020, nous avons fait venir quatre conférenciers spécialistes de la vie du sol, des arbres et de la vigne(1), se rappelle le président de la Cuma, Didier Berthollier. Plus de 150 viticulteurs, dont tous ceux de Chignin, ont assisté à cette conférence, qui a été suivie de deux jours de formation.» Cet événement, coorganisé par le syndicat des viticulteurs de Chignin et la Cuma, a constitué un déclic. Les vignerons se sont mis à parler vie du sol, vitipastoralisme et vitiforesterie.
«C’est la Cuma qui a permis de franchir ce cap, estime Didier Berthollier. Le syndicat existe depuis cinquante ans mais son rôle est plutôt politique et institutionnel. En Cuma, on partage du matériel, c’est très concret. Il n’y a pas de posture politique. Cela permet d’évoluer vers d’autres actions concrètes que le partage de matériel.»
En voici une : durant l’hiver 2022-2023, les vignerons de Chignin se sont remontés les manches afin de planter près de mille arbres, en bord ou milieu de parcelles. Rebelote cet hiver, avec sept cents plants. Chacun plante chez soi, avec ou sans coup de main des collègues, mais de façon coordonnée. «Vu le parcellaire morcelé, les plantations des uns affectent les voisins : nous définissions donc ensemble ce qu’il convient de faire», souligne Bénédicte Freschi, une autre vigneronne de Chignin et de la Cuma, qui coordonne les plantations, centralise les commandes et fait le lien avec une experte qui leur délivre des conseils techniques quelques jours par an.
En croissant, tous ces arbres apporteront leurs bienfaits : ils couperont le vent chaud de fin de journée, permettront à la faune de circuler entre les poumons verts du village, stimuleront la vie du sol, limiteront la dérive des traitements, hébergeront des auxiliaires…
Il y a aussi un enjeu de communication. Dans ce village où vignes et habitations s’imbriquent, «les nouveaux arrivants n’ont aucune culture vigneronne : les associer à notre projet est un moyen de créer du lien avec eux», souligne Anne-Sophie Quenard, membre de la Cuma, qui a planté des pommiers, abricotiers et pêchers.
«Cette année comme l’an passé, nous avons contacté l’association nationale Des enfants et des arbres(2), afin d’inviter les quarante-cinq écoliers du village à planter avec nous une centaine d’arbres, relate Bénédicte Freschi. Nous intervenons en classe avant et après la plantation pour parler de notre métier et du rôle des arbres.»
La vitiforesterie est aussi l’occasion de mettre en valeur un patrimoine oublié. Une espèce autochtone d’amandier fit jadis la fierté de Chignin. «Avec sa racine pivot et son feuillage épars, elle concurrence peu la vigne, souligne Bénédicte Freschi. Des pépiniéristes prélèvent des greffons sur les derniers spécimens, afin d’en réimplanter.»
Autre opération : l’écopâturage. Les vignerons sont attentifs au bien-être des trente moutons venus à tour de rôle pâturer leurs vignes. «L’objectif est de retarder la première coupe d’herbe tout en améliorant les sols grâce à leurs déjections», indique Anne-Sophie Quenard. Après cinq ou six jours passés chez un vigneron, le troupeau est envoyé chez le suivant.
Il n’y a pas d’échange d’argent avec la bergère propriétaire du troupeau mais chacun est gagnant. «Nous offrons une ressource à une période où les bergers manquent d’herbe, et nous retirons des bénéfices agronomiques, résume la vigneronne. Nous surveillons les bêtes. Nous les déplaçons d’une parcelle à une autre, démontons et remontons leur parc. C’est peu contraignant et elles amènent de la vie dans le village.» L’hiver dernier, vingt-cinq moutons sont restés durant huit semaines pour pâturer 4ha. «Cet hiver, nous avons tout doublé : deux troupeaux pâturent 8ha mis à disposition par huit vignerons», indique Didier Berthollier.
Ailleurs, différents couverts végétaux sont testés. «Au départ, nous avons démarré de manière informelle, en groupant nos achats de semences et en partageant nos retours d’expérience, précise-t-il. Puis, en 2023, nous avons créé un GIEE avec une dizaine de vignerons extérieurs à la commune, afin de poursuivre l’expérimentation de façon plus encadrée.»
Pour autant, le groupe ne veut pas trop formaliser son fonctionnement. «Nous voulons que les décisions puissent être prises rapidement, sans trop de hiérarchie entre nous, poursuit-il. Pour chaque projet, un petit noyau de vignerons motivés se forme autour de celui qui accepte de prendre le lead des opérations.»
Les choses sont devenues si naturelles que Didier Berthollier dit ne plus se rendre compte du temps qu’il passe à ces projets. «Certaines semaines, nous nous retrouvons trois fois sur des actions collectives, assure-t-il. Le plus dur est de démarrer la première action, il faut une prise de conscience collective et un élément déclencheur ou facilitateur. Pour nous, cet élément a été la Cuma.»
(1) Alain Canet, Konrad Schreiber, Hervé Covès et Marceau Bourdarias, qui donnent régulièrement des conférences à quatre voix sur l’agroécologie.
(2) Qui se consacre à régénérer le lien entre la société civile et le monde agricole.
Avec treize membres, la Cuma regroupe presque tous les vignerons du village et quelques-uns des alentours. Ses principaux équipements sont des chenillards et des outils de travail du sol, mais elle possède également une pelle mécanique, une fendeuse à bois et une déchiqueteuse, un épandeur, une tarière, un égrappoir… Elle compte de nombreux membres en bio ou en conversion. Tous sont de taille modeste et intéressés par l’agroécologie. «Dans nos parcelles en forte pente, nous avons besoin de chenillards, établit Didier Berthollier, président de la Cuma. Ces machines coûtent 80 000€ et font en moyenne 100heures par exploitation : individuellement, on ne les amortit pas.» D’autres vignerons membres interviennent. «Moi, indique Julien Cartier, s’il n’y avait pas eu la Cuma, je ne m’installais pas.» «Si le partage de matériel et tous les projets annexes marchent si bien, note pour sa part Noé Quenard, c’est parce que nous ne sommes pas que des utilisateurs, mais des membres investis dans le fonctionnement de la Cuma. Et chacun respecte les règles : les outils sont utilisés maximum deux jours de suite, et rendus propres et graissés.»