Surnommé « Boredough » par certains « geeks » américains faisant allusion à ses prix vertigineux et à son profil prévisible, la région a beaucoup souffert de la montée en flèche des tarifs des grands crus ces dernières années, mais aussi de la qualité médiocre de certains millésimes et d’une évolution globale des habitudes de consommation en faveur de vins prêts à boire. La quête du plaisir immédiat est particulièrement évidente chez les jeunes consommateurs, peu disposés à attendre une bonne dizaine d’années pour apprécier des vins. « Les « Millenials » se sont intéressés au vin pile poil au moment où le Bordeaux devenait hors de prix. Ils se sont donc tournés vers de nouveaux vins plus passionnants qu’ils avaient les moyens d’acheter », affirme Rick Anderson, propriétaire de France 44 Wines & Spirits à Minneapolis, dans un dossier que vient de publier le magazine américain Marketwatch. Ajoutons à cela les pertes colossales encaissées par certains détaillants et autres opérateurs américains du fait de la dépréciation de certains millésimes de grands crus achetés à prix d’or, et de nouvelles habitudes alimentaires – notamment parmi les jeunes – qui laissent peu de place aux grandes tables à la française, et tous les ingrédients semblent réunis pour sonner le glas de cette catégorie de vins aux USA.
La reprise ne fait pas de douteMais Bordeaux ne se résume pas à ses grands crus et de nombreux détaillants américains ont délaissé les grands crus en faveur des Bordeaux accessibles, que ce soit les seconds vins des grands châteaux pour les amateurs, ou les Bordeaux et Bordeaux Supérieurs pour une consommation plus fréquente. « Bordeaux a récupéré beaucoup mieux qu’on aurait pu prévoir », note l’article de Marketwatch, qui cite des statistiques recueillies par Impact Databank, qui appartient lui aussi au groupe Shanken Communications, éditeur du Wine Spectator. « Les expéditions de Bordeaux Supérieur ont progressé de 78% entre 2010 et 2015, année où le chiffre d’affaires a atteint 15,5 millions d’euros. Les expéditions de Côtes de Bordeaux ont augmenté de 81% pour atteindre 5,8 millions d’euros lors de la même période. Et les expéditions totales de vins de Bordeaux vers les Etats-Unis se sont élevées à 182 millions d’euros l’année dernière, soit 108% de plus qu’en 2010… » Certes, on est loin du record de 279 millions d’euros atteint en 2003, mais une reprise est bel et bien en train de s’opérer. Même les ventes en primeur, qui ont beaucoup peiné après la bulle provoquée par les millésimes 2009 et 2010, semblent retrouver une certaine clientèle : selon le PDG de Sherry-Lehmann à New York, cité par Marketwatch, les clients s’intéressent plus au millésime 2015 qu’à toute autre campagne de primeurs depuis 2010. « Les premiers grands crus classés du millésime 2015 se vendront sans problème », prédit-il.
Concurrencer les vins de CalifornieEn dehors de cette niche qui obéit à des règles qui lui sont propres, ce sont surtout les Bordeaux plus accessibles qui suscitent l’intérêt des cavistes et autres détaillants américains à l’heure actuelle. « Chez nous, Bordeaux enregistre un rebond depuis deux ans et représente désormais un courant d’affaires régulier et stable », affirme Jeremy Noye, PDG du célèbre caviste new-yorkais Morrell & Co. « Les jeunes consommateurs commencent à revoir leur attitude envers Bordeaux, même si l’idée d’en acheter une caisse et de la mettre en cave pendant plusieurs années n’est pas courante parmi cette population ». Chez BevMo, qui gère 158 magasins en Californie, dans l’Arizona et Washington, la croissance la plus importante est constatée dans le segment des 20-40 $, mais les clients ici sont plutôt de vrais amateurs de Bordeaux expérimentés et non pas des jeunes. D’autres enseignes encore, comme Binny’s Beverage Depot à Chicago, témoignent du dynamisme des vins de Bordeaux dans le segment des 9,99 à 10,99 $, son acheteuse Barbara Hermann affirmant acheter « des milliers de caisses » de Bordeaux commercialisé dans cette tranche de prix. « Nous vendons également d’excellents Bordeaux entre 30 et 50$. A ce prix-là, même la Californie a parfois du mal à être compétitive ».
Reconquérir la restaurationReste à savoir, non seulement comment la campagne des primeurs 2015 va se comporter aux Etats-Unis, mais surtout ce que réserve le marché américain à plus long terme pour les vins de Bordeaux. Certains opérateurs regrettent l’absence d’importateurs nationaux construisant des marques de premier plan, d’autres la déconnection entre la filière bordelaise et le marché américain d’aujourd’hui. « Il y a trop de professionnels bordelais qui pensent qu’il suffit de décrocher son téléphone et organiser une visite auprès de quelques détaillants, mais ils ne comprennent pas le fonctionnement des réseaux de distribution. En réalité, ils ne savent pas comment aborder le plus grand marché du vin au monde, un marché, il est vrai, très compliqué », note Rick Anderson. Le caractère élitiste de la restauration française est également pointé comme une entrave à la pénétration des vins de Bordeaux outre-Atlantique. « Peu de restaurants proposent du Bordeaux en dehors des grandes tables où il est vendu très cher », note Clyde Beffa, vice-président et directeur commercial chez K&L Wine Merchants en Californie. « Et bien souvent les maîtres sommeliers ne veulent pas conseiller du Bordeaux à leurs clients parce qu’ils veulent explorer des vins nouveaux et différents ».
D’excellents Bordeaux entre 20 et 40$A contrario, d’autres cavistes soulignent que « Bordeaux redouble d’efforts vis-à-vis des professionnels américains ». Barbara Hermann observe que « davantage de propriétaires de châteaux font des efforts plus soutenus pour venir aux Etats-Unis afin de faire passer un message. Et certains négociants ont mis en place des structures de grossistes pour vendre des stocks existants et rétablir une présence dans la restauration ». Certes l’offre de vins de qualité vendus à des prix accessibles est pléthorique outre-Atlantique tant le potentiel de croissance est grand. Mais, comme l’affirme Bob Paulinski, vice-président de BevMo, « …Il y a beaucoup d’excellents Bordeaux dans le segment des 20 à 40$ ». A moins que les Chinois ne les raflent d’abord…