e définissant, fièrement, comme les Américains les plus amateurs et consommateurs de vins, les Québécois brillent par leur inclinaison historique envers les vins français, qui comptent pour le tiers des ventes de vins tranquilles. Des plus attirants, ce marché présente cependant un obstacle, de taille, son monopole d'Etat dans l'achat, la distribution et la vente de vins. Avec des racines remontant à 1921, la Société des Alcools du Québec (SAQ) régit rigoureusement les marchés des vins spiritueux (celui de la bière étant libre et ouvert).
Face à cet état de monopole, les vignerons et négociants français ont tendance à se crisper. Ceux essayant d'y entrer affrontent un vrai parcours du combattant, tandis que ceux étant référencés évoquent des investissements conséquents pour le rester. Car la concurrence est rude entre produits référencés pour accéder aux sélections mises en succursales, ce qui achève de mettre la pression sur les fournisseurs.
A écouter les membres de la SAQ, l'erreur principale des opérateurs français serait finalement de voir dans le monopole un monolithe. Loin de se voir comme des fonctionnaires, ils revendiquent un dynamisme commercial s'ajustant aux demandes du client. A l'occasion de Bordeaux Fête le Vin à Québec, portrait d'un marché tout en nuances et en opportunités.
Système monopolistique rime avec statistiquesS'élevant sur les douze derniers mois à 2,23 milliards de dollars canadiens pour 12 millions de caisses de vin (respectivement 1,54 milliard d'euros et 1,08 million d'hectolitres), le marché de Québec est essentiellement alimenté par l'importation. Encore embryonnaire, le vignoble local est loin d'être suffisant pour répondre aux besoins (il couvrirait 1 % de la consommation). Sur les 60 pays fournisseurs de la SAQ, la France reste de loin le premier partenaire : avec 32 % des parts de marché des vins tranquilles (pour un chiffre d'affaires stable de 670 millions $, soit 452 millions €).
La première région expédiant des vins à Québec est le Languedoc-Roussillon (29 % de la valeur française en vins tranquilles), suivi par Bordeaux (18 %), la Bourgogne (13 %), le Sud-Ouest (11 %), la Vallée du Rhône (10 %), le Beaujolais (6 %), le Val de Loire (5 %), l'Alsace (5 %)... Les autres pays fournisseurs, viennent ensuite l'Italie (23 % des volumes en vins tranquilles), les Etats-Unis (15 %), l'Espagne (8 %), l'Australie (5 %)... « Le Nouveau Monde fait de l'œil aux jeunes consommateurs, avec une force de frappe commerciale importante et des prix très accesibles » analyse le sommelier québécois Philippe Lapeyrie (porte-parole de Bordeaux fête le vin à Québec). « La France doit s'ajuster à cette concurrence. Mais pas en terme de type de vins (qui ), il s'agit de commercialisation : étiquettes, présence sur le marché... Les consommateurs québécois sont très curieux et ouverts d'esprit. »
Québec a non seulement une prédilection pour la consommation de vins européens, mais également des modes de consommation à l'européenne. Consommant annuellement 24 litres de vin, les habitants de Québec débouchent une bouteille selon les opportunités de convivialité, tout le long de la semaine. Ayant toujours revendiqué ses racines européennes, et plus particulièrement françaises, le Québec n'est pas peu fier d'héberger les « plus grands buveurs de vins de l'Amérique du Nord. Plus que New York ou la Californie » s'enthousiasme Gilles Goulet, le directeur des services achat de la SAQ. Il estime que le Québec pèse pour un peu plus de la moitié des expéditions de vins français dans l'ensemble du Canada. Une importance due à des consommateurs particulièrement éclairés et curieux : « ici on peut parler de régions et d'appellations. Alors que dans le reste de l'Amérique il vaut mieux rester sur les cépages » note Gilles Goulet.
La consommation de ce marché reste globalement traditionnelle, étant nettement dominée par les vins rouges (64,1 % des ventes). Les vins blancs progressent à pas mesurés (25,5 %), tandis que les effervescents restent considérés comme des vins d'occasion (6 %), pour les fêtes de fin d'année, mariages, Saint-Valentin. La mode des rosés reste très saisonnière (4 %), tandis que les liquoreux restent en repli (0,3 %). Le marché est également impérméable aux vins aromatisés (les « breezers », ou cocktails prêts à boire, étant préférés par les jeunes consommateurs). A noter que si la demande de bio passe encore pour un signal faible dans les succursales, l'intérêt des consommateurs québécois semble prometteur d'après le ressenti de conseillers vins.
Monopole oblige, la connaissance du consommateur est aussi complète que poussée. Le prix moyen d'une bouteille de vin achetéé à la SAQ est ainsi de 15,85 $ (soit 10,7 €), tandis que le panier moyen s'élève à 50 $ (soit 34 €), pour 3 bouteilles par achat et 1,5 visites par mois. Le profil des consommateurs de la SAQ est très connu avec précision, étant segmenté en sept catégories : les passionnés ("plus qu'un passe-temps, le vin est une véritable obsession" pour eux), les connaisseurs ("degré d'implication élevé", mais plus modéré que les passionnés), les découvreurs (consommateurs réguliers et "très intéressés à en apprendre davantage"), les réguliers ("pour eux, le vin est surtout une commodité"), les conviviaux (consommation "avant tout dans un contexte social"), les branchés ("adeptes de spiritueux, de coolers et de bière") et les occasionnels (achats "au jour le jour, souvent lors d'occasions spéciales ou pour offrir en cadeaux").
Les consommateurs les plus courtisés sont les connaisseurs et passionnés, représentant 3 % de la clientéle, mais 18 % des revenus vins de la SAQ. L'organisme devrait passer un nouveau cap dans la connaissance de ses consommateurs avec le lancement en octobre d'un programme d'expérience, qui reprend le principe d'une carte de fidélité en y intégrant un suivi précis des achat (1,5 millions de membres sont visés au lancement).
Un monopole, deux modes de références et cinq réseaux de distributionPour approcher le marché canadien, il convient de ne pas en avoir une vision monolithique. Une de ses particularités est l'existence de deux grands types de référencement au sein de la SAQ : les produits courants et ceux de spécialité*.
Les premiers regroupent 1 200 références (pour 80 % du chiffre d'affaires), avec une présence continue dans le référencement provincial (pour un placement en succursales décidé au siège de la SAQ, à Montréal). Sélectionnés par appels d'offres, ces produits réclament des volumes et des investissements pour répondre aux grilles d'analyse (renommée, médailles, dégustations, enjeux sociaux et environnementaux...). Chaque année, ce sont 1 200 candidatures qui sont reçues pour seulement 60 à 70 renouvellements de références. Particulièrement lourd et exigent, ce système est « réglé comme une horloge suisse » s'amuse Gilles Goulet
Les produits de spécialité rassemblent 10 000 produits référencés (pour 20 % du chiffre d'affaires de la SAQ), ils sont soumis à un roulement dans leurs mises en rayon (pour 75 nouveautés hebdomadaires, avec une sélection à la discrétion de chaque succursale). Leur promotion auprès du client est en partie réalisée par les revues Cellier (400 000 copies par numéro) et Courrier Vinicole (18 000 abonnés). Apparemment plus simple d'accès, cette catégorie n'en est que plus sélective, avec 8 000 candidatures spontanées reçues chaque année, pour 400 à 600 nouveaux produits rentrant dans les tablettes de la SAQ.
Autre niveau de complexité dans l'approche du monopole, son réseau de distribution est divisée en cinq bannières, aux approches bien distinctes. Le réseau de commercialisation comprend les concepts :
- SAQ Signature : boutique haut de gamme, proposant 5 000 références par boutiques (il en existe aujourd'hui deux bannières, une à Québec et une à Montréal). Ce caviste dispose d'une température maintenue par sas à 18°C, d'une sélection crus et millésimes prestigieux, de tables de dégustation pour la découverte de vins et spiritueux, ainsi que l'accueil d'animations événementielles ;
- SAQ Sélection : magasin plus généraliste de 5 000 références, toujours avec une approche régionale dans la présentation des vins ;
- SAQ Classique : magasin de quartier où les conseillers vins essaient de développer une relation de proximité avec la clientèle ;
- SAQ Express : magasin de dépannage (ouvert de 10 à 22 heures), avec une offre resserrée à 450 références ;
- SAQ Dépôt : entrepôt « cash & carry », avec 600 références pour un concept d'achat en grandes quantités (avec un rabais par escalier : application d'une remise de 15 % dès l'achat de 12 bouteilles, toutes références confondues).
L'intérêt de cette offre diversifiée est de soutenir « un dynamisme commercial qui permet de s'ajuster en conséquence aux besoins du client » explique Roger Thibault, directeur des services SAQ Signatures. Le virage des achats sur internet tient particulièrement à cœur au monopole, qui développe le système « Cliquer Acheter Ramasser », les consommateurs devant retirer leur commande dans les boutiques physiques (et multiplie les promotions en ligne pour y parvenir).
* : Existe également la référence « Origine Québec », pour les produits locaux (également soumis au monopole de la SAQ).
A l'entrée : le passage obligé par l'entonnoir du référencementConsultables en ligne, les appels d'offres de la SAQ restent le filtre le plus visible à l'inscription sur ses tablettes. Exigeants, les critères d'entrée dans le référencement reposent essentiellement sur la notoriété (médailles, notes dans la presse...), le budget promotionnel envisagé (achats d'étalage, organisation d'événements, rabais...), les notes de dégustation (à l'aveugle) et la responsabilité sociétale et environnementale de l'entreprise. Les règles sont claires et transparentes, mais l'introduction relève souvent du jeu de patience. Si la SAQ précise qu'il n'est pas obligatoire d'avoir un agent pour lui présenter ses vins (et se défend de toute dimension relationnelle dans ses contacts avec ces intermédiaires), il apparaît incontournable de se doter du bon agent pour placer ses vins.
Cette étape essentielle n'est pas sans difficultés, ces intermédiaires possédant souvent des portefeuilles on ne peut plus étoffés. Cherchant depuis trois ans le bon agent, la vigneronne Corinne Sicard (château Coutelor la Romarine, Sainte-Foy Bordeaux) estime ainsi que « le boulot, c'est de trouver le bon agent, qui va croire dans les produits et les promouvoir, jusqu'à arriver à être référencé par la SAQ ». Mais en attendant ce graal, l'entrée à la SAQ vire au parcours de combattant, jonché de blocages administratifs aux airs de fourches caudines.
Face aux difficultés créées par le phénomène d'étranglement, l'acheteur Gilles Goulet (qui porte bien son nom) reconnaît qu'« un vin connu a plus de chance de rentrer, d'autant plus s'il fait la une du Wine Spectator ! Mais on donne aussi leur chance à des vins juste parce qu'ils sont des coups de cœur et d'excellents rapports qualité-prix. »
« La clé du marché, c'est attaquer par la spécialité pour faire ses preuves » estime la négociante Clémentine Quéraux (responsable export Canada et New Jersey pour la maison Barton & Guestier, groupe Castel). Pour elle, « le marché est très contraint, mais il y a des opportunités pour ceux faisant le pari de la présence et de la persévérance ».
Pour d'autres, la piste des importations libres peut être une solution afin de patienter tout en mettant un pied sur le marché. Cette voie alternative permet à un agent d'importer les vins de son choix au Québec, tout en passant par l'intermédiaire administratif et logistique de la SAQ. Et « quelque fois des volumes atteints en restauration peuvent piquer notre intérêt » glisse l'analyste Maxime Desjardins (sélection et acquisition des produits de spécialité à la SAQ). Mais ce moyen d'entrée reste minoritaire, comptant pour 4 % des vins importés au Québec (avec 530 000 caisses en 2014). Ces importations privées sont absorbés à 75 % par des restaurateurs, 15 % par des clubs de dégustation et 10 % par des particuliers.
Une fois référencé, tout l'enjeu est de le resterAyant des vins référencés à la SAQ depuis une vingtaine d'années, le vigneron Laurent Gérard (château L'Escart, Bordeaux) relativise sa performance. Pour lui, « on peut rentrer sur un coup de bol, il faut avoir le bon produit, au bon moment, au bon prix, avec les bonnes notes et médailles... » Plus que l'entrée, c'est la non-sortie de la SAQ qui relève de l'exploit : « entre le moment où l'on rentre et celui où l'on sort, le temps passe plus vite que pendant l'attente d'inscription ! Pour rester, cela demande des efforts de promotion et de présence. Ce n'est pas parce que l'on est présent dans les tablettes que l'on se maintient naturellement ! »
Le renouvellement (et donc la sortie du référencement) se faisant sur les vins n'ayant pas rencontré leurs consommateurs, l'enjeu pour passer de lots à une diffusion généralisée à plusieurs succursales il faut que l'opérateur viennent en renfort, afin d'aider et encourager son agent. La sélection de spécialités se faisant à la discrétion des succursales, il est incontournable de prendre son bâton de pèlerin pour créer la demande.
« La rentrée ne fait pas tout. Il est rare qu'un producteur ne fasse que livrer des conteneurs. C'est un marché concurrentiel, dans le cadre d'un monopole » confirme Gilles Goulet, car « contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas l'Union Soviétique. Ce n'est pas parce qu'un vin est mis sur les tablettes qu'il va se vendre ! »
Face à un marché au combien « budgétivore », il faut accepter que « rien n'est jamais acquis » conclut la négociante Clémentine Quéraux, qui conseille de ne pas négliger les autres marchés canadiens. « Ils sont plus petits, mais l'impact d'une présence y est plus important. Il faut les étudier et y aller pour peser collectivement. » Sachant que toutes les provinces canadiennes ont adopté des monopoles pour le contrôle de la distribution des vins et spiritueux, à l'exception de l'Alberta (et du cas particulier de la Colombie Britannique, qui vient de privatiser son réseau de distribution tout en conservant un monopole).
[Photos : aperçus de succursales SAQ de la région de Québec ce 28 août 2015. Les bannières représentées sont les suivantes : SAQ Classique, SAQ Sélection, SAQ Dépôt, SAQ Signature et SAQ Sélection ; Alexandre Abellan]