« Janus », « Docteur Jekyll et Mister Hyde », ... Les intervenant des dernières rencontres bordelaises de la société Nomacorc ne manquaient pas de comparaisons pour exprimer la dualité de l'oxygène en Å“nologie. De la réception du moût à l'embouteillage, le vinificateur doit adopter une attitude presque schizophrénique : limitant les apports d'oxygène comme le lait sur le feu pour prévenir une oxydation prématurée, sans pour autant affamer le vin en oxygène nécessaire à son évolution (polymérisations des polyphénols) et son expression aromatique (la réduction ayant un fort pouvoir masquant).
L'O2 en théorie, un mal pour un bien
Travaillant sur les effets Å“nologiques de l'oxygène depuis 25 ans, le docteur Nicolas Vivas (tonnellerie Demptos) est particulièrement bien placé pour expliquer « à quoi sert l'O2 dans les vins ? » Selon lui, l'apport d'oxygène « sert à rendre les vins de moins en moins sensibles à l'oxydation, leur donnant une résistance en stabilisant les colloïdes (polymérisation des polyphénols) et l'intensité colorante (effets copigmentaires et hyperchromes) ». D'après les résultats qu'il présentait, le mécanisme d'oxydation a ses effets bénéfiques jusqu'à « une rupture, quand la création de structures colloïdales aboutit à la précipitation de micelles. Si l'on oxyde trop, on détruit et on tombe irrémédiablement sur un nouvel équilibre, inférieur au précédent : il faut rester du bon côté ! »
A écouter Paul Godard de Beaufort (Chambre d'Agriculture de Gironde), l'oxygène ressemblerait même à un mal nécessaire à tout parcours Å“nologique. S'il a démontré l'importance d'inerter et ajouter de la carboglace lors d'un cycle de presse classique (en propriété, ces essais ont divisé par deux les concentrations d'oxygène dissous), il souligne qu'il peut être intéressant de laisser de l'oxygène rentrer en fin de pressurage. « Les polyphénols alors extraits réagissent de manière moins qualitative dans le vin, il vaut mieux ménager une oxydation, même si cela fait perdre des arômes » explique-t-il, appelant à « faire attention aux excès de sécurité ». Tout est donc question de pilotage raisonné : empêcher les excès, mais ne pas créer de carence.
Une perception retranscrite par Nicolas Vivas en un modèle de besoin en oxygène des vins. Classant les cépages par profil de réceptivité à l'oxygène, selon leurs niveaux de polymérisation des tanins (les baies de malbec, la syrah et le cabernet sauvignon présentent ainsi peu de « petits » tanins et sont moins « réceptifs »), ce modèle propose un quantité d'oxygène à apporter. Un apport théorique corrigé par des données physico-chimiques (pH, teintes, température...). D'après le chercheur, son modèle permet un pilotage des vinifications, notamment en matière d'élevage (durée, pourcentage de barriques neuves, grain du bois, quantité de lies...). Pour utiliser son outil, Nicolas Vivas suit notamment la teinte de jaune (le signe d'une « mauvaise oxydation ») et le pourcentage de bleu (qui donne l'avancée des polymérisations).
L'O2 en pratique, des trucs et astuces pour un pilotage globalement complexe
Avec un objectif d'une teneur d'oxygène dissous inférieur à 2 mg/l à la sortie de la mise, Paul Godard de Beaufort impose la précaution dans les vinifications. Il préconise de les travailler entre 14 et 16°C, rappelant que « la solubilité du dioxygène augmente avec la baisse des températures (elle est de 8,4 mg/l à 20°C, et augmente de 10 % avec chaque baisse de 5°C) ». Deux points lui tiennent particulièrement à cÅ“ur pour contrôler l'enrichissement des vins en oxygène. Le matériel de cave lui semble inadapté à « l'idéal Å“nologique », les tuyaux ayant des diamètres trop serrés et les débits de transfert étant trop importants. Il souligne également la nécessité de bien contrôler les méthodes de conditionnement, des chaînes d'embouteillage mal réglées étant les principales responsables (avec les obturateurs, selon lui) des hétérogénéités entre bouteille. La formation est également majeure : « le personnel est aussi important que le matériel pour la réussite du chantier » résume-t-il. Au niveau pratique, Nicolas Vivas souligne quant à lui que le pH est un élément clé dans les phénomènes d'oxydation, « en passant de 3,5 à 3,9, on double l'oxydabilité d'un vin : c'est considérable ! Et ça doit être pris en compte... » Donnant un truc pour ralentir l'oxydation des vins élevés en tonneaux, le chercheur conseille d'ouvrir et fermer la bonde : « le vide causé par la consume appelle plus d'oxygène que l'air extérieur, on peut diminuer le gradient ». « Et pour gérer l'oxygène dissous, il ne faut pas oublier les autres gaz à disposition : gaz carbonique, azote, argon... » ajoute Paul Godard de Beaufort.
Dédiée au pilotage de l'oxygène dissous des vins, cette matinée esquissait donc un chemin oscillant « entre deux fossés » pour reprendre l'illustration de Stéphane Vidal. En conclusion de la matinée, le directeur Å“nologique de Nomacorc expliquait que la stratégie de gestion de l'oxygène des vins était le « socle de développement de Nomacorc », étant convaincu que la maîtrise de ce paramètre permettrait de « maintenir le vin à un certain état donné sur la période souhaitée ». Soit gérer sa « durée de vie ». Pour atteindre cet objectif, le fournisseur de bouchons se diversifie avec le panel de services « Wine Quality Solution », qui passe notamment par le développement de capteurs innovants. Comme le NomaSense PolyScan B200, qui permet d'établir par voltamétrie « l'empreinte digitale électro-chimique des polyphénols d'un vin (avec des électrodes jetables) et de le mesurer en direct » explique le docteur Maurizio Ugliano (Nomacorc), ce qui doit permettre non seulement de suivre l'évolution oxydative d'un vin, mais aussi d'affiner la sélection parcellaire avant vendanges (cliquer ici pour en savoir plus).
[Illustration : le funambule Philippe Petit en 1974, René Burri (Magnum)]