erroir rime de plus belle avec histoire alors que les candidatures au patrimoine mondial de l'humanité semblent fleurir : climats de Bourgogne et coteaux de Champagne toujours, le classement de 1855 des grands crus bordelais y penserait également. Mais les enjeux du patrimoine viticole ne sont pas réservés aux domaines et crus prestigieux. « Le patrimoine viticole ne se résume pas à des propriétés ostentatoires » résume Claire Steimer, qui voit dans les vestiges de la paysannerie viticole un patrimoine en voie de disparition. Conservateur du Patrimoine et de l’Inventaire d’Aquitaine, son service organisait un colloque faisant le tour sur les devoirs de connaissance et de protection d'un patrimoine toujours en service, dispersé dans les campagne et fondu dans le tissu urbain.
Architecture viticole : un devoir d'inventaireDélégué au Patrimoine, le conseiller régional d'Aquitaine Philippe Dorthe estimait ce 10 octobre que « le patrimoine viticole a la particularité d'être en perpétuelle mutation technique. Partant de la paysannerie médiévale en passant par le béton des coopératives, l'enjeu est de conserver le patrimoine dans l'esprit des lieux. » Ce cap politique très général étant donné, la protection du bâti ne peut cependant être mise en place que si elle peut se reposer sur une connaissance rigoureuse du patrimoine viti-vinicole. Soit « un inventaire méthodique, exhaustif et topographique » précise Eric Cron, le chef du service du patrimoine et de l'inventaire d'Aquitaine (créé en 1964). Il précise que « dès le départ notre but était de s'intéresser au patrimoine rural », avec une démarche dont les ambitions encyclopédiques mettraient forcément « en avant un territoire méconnu, et fragile ».
Dans les cinq départements de l'Aquitaine, ce sont essentiellement les châteaux viticoles qui sont classés au service des monuments historiques. Mais le patrimoine du vin ne peut se résumer aux belles pierres et dorures. C'est ce que croit Claire Steimer, qui estime que « les constructions élégantes attirent les regards, mais le patrimoine viticole ne se résume pas à des propriétés ostentatoires ». Conservateur du patrimoine en charge de l'inventaire des communes de l'estuaire de la Gironde, elle préfère s'intéresser à l'outil de production plutôt qu'à celui d'apparat. Elle rappelle que « les propriétaires résidaient peu dans leurs grands châteaux, il s'agissait bien de demeures ostentatoires, des vitrines pour témoigner de demeures prospères ». S'attachant à étudier la commune de Pauillac (2 274 hectares, dont 1 120 de vignes) , elle estime que « le cœur d'un domaine, et sa richesse, se trouvent dans les chais et cuviers. Dès le dix-neuvième, la nouvelle structure architecturale du cuvier médocain mettaient sur deux niveaux les travaux de vinification : au rez-de-chaussée les cuves, à l'étage le travail des ouvriers (rails, chargement...). »
Conservateur du patrimoine, Alain Beschi abonde en exemples pour étayer cette vision du patrimoine du vin. Dans la région aquitaine, il peut ainsi énumérer de nombreux exemples d'architecture vernculaire. « Dans le canton de Peyrehorade, la région de l'obtenteur François Bacot qui était passé entre les mailles du phylloxera et présente encore des traces discrètes d'activités viticoles au sein d'une polyculture. Dans le Vic Bihl, les témoignages sont omniprésents, comme les pressoirs à bois du Béarn. Dans la vallée de la Baïse et du Lot, le contexte est moins rustique et plus seigneurial, avec des bâtis exclusivement dédiés aux vins. Après la Révolution, la maison de maître accentue la spécialisation avec des pressoirs séparés des celliers. » Mais contrairement à ce que cette litanie pourrait faire croire, le viticole ne peut être confiné au rural, le tissu citadin lui est également propice. Pour s'en convaincre, « prenez les quartiers des négociants, les Chartrons à Bordeaux » ajoute Alain Beschi.
Vin des villes et vin des champsStructuré par la climatologie et la géologie, l'espace viticole est également structurant sur toute la zone de vinification et de commercialisation. Pour le géographe Raphaël Schirmer (Université de Bordeaux III), « la vigne et le vin est lune des rares activités humaines capable de créer des espaces entièrement dévolus à sa production, son élevage, sa vente... » Selon le géographe, la vigne souligne les tensions et rapport de force qui ont existé de tous temps entre les campagnes et les villes : de la ville dominante sur la zone de production (Porto sur la Vallée du Douro) au vignoble prenant le pas sur la cité (le Chianti sur Florence). A Gaillac, Alice de la Taille (conservateur au Service de l'Inventaire et du Patrimoine de Midi-Pyrénées) rapporte que dans l'inventaire du patrimoine viticole il y a une constance : « les propriétés rurales ont leurs pendants dans les villes, des caves vinaires ». Ces maisons de ville vigneronnes vont de l'aménagement de cave artisanale à l'hôtel particulier, « témoignant d'une activité valorisante, pour les vins des villes comme ceux des champs ».
« Les celliers urbains ne sont pas que des lieux de stockage avant la vente, ils accueillent également la production à partir des vignes hors des murs » confirme la doctorante Marion Foucher (Université de Bourgogne). Loin d'être une simple mer de vignes, la Bourgogne offre également un paysage morcelé de clos et de parcelles, dont les origines se retrouvent dans les vestiges parsemant le vignoble. Entre « l'aristocratie seigneuriale et les communautés monastiques, cisterciennes et clunisiennes. Les besoins étaient différents selon qu'il s'agissait des Ducs de Bourgogne qui produisaient en qualité pour leur propre consommation, ou pour les monastères qui inondaient le marché mais en respectant la règle de Saint-Benoît ». Ce qui n'empêche pas de trouver des formes récurrentes, voire communes « sur deux types : les caves de plain-pied et celles semi-enterrées ».
La transition de la paysannerie viticole à une industrie a conduit au repli de cette activité urbaine, la cantonnant au milieu rural. Multiples, les origines de cette transition semblent particulièrement visibles en Languedoc. A l'occasion de sa thèse sur le domaine de la Dragonne (Biterrois), Dominique Ganibenc (université de Montpellier III) a pu rendre compte des effets de « la révolution des transports, par le Canal du Midi puis par le chemin de fer » ainsi que la crise phylloxérique et de celle de la viticulture languedocienne. Derrière ces tendances de fond, le patrimoine se construit également par la personnalité de son propriétaire. Ainsi Gabriel Fayet (propriétaire à la fin du XIXème siècle) a-t-il marqué de sa volonté d'agrandissement le vignoble et de son talent d'artiste peintre son domaine. « Il laisse la Dragonne vouée à la viticulture et anoblie par elle » conclue Dominique Ganibenc.
Raphaël Schirmer estime que «le vignoble européen ne se comprend pas sans la ville. C'est une force de l'héritage historique, que l'on ne retrouve pas dans le modèle du Nouveau Monde, qui part d'un modèle industriel ». Approche fonctionnelle qui peut être une menace au pré-existant.
Patrimoine viticole : un devoir de conservation« Les enjeux de conservation sont exacerbés avec la disparition, ces deux derniers siècles, de la viticulture paysanne et l'apparition de grandes exploitations, mais aussi de démarches oenotouristiques » estime Eric Cron. La démarche de conservation touristique du hameau de Bages fait en effet figure d'exception. Alarmiste, Claire Steimer n'hésite pas à parler « d'architecture en voie de disparition. Dans les hameaux de Pauillac on trouvait des rangs pour la consommation familiale, désormais ce bâti est en piteux état, transformé en garage ou en débarras ou en ruine. » Le bâti est d'ailleurs concerné au sens large, des murs de clôtures aux cabanes, en passant par les croix et inscriptions religieuses.
Mais ce sont les chais qui semblent les plus menacés, notamment avec la surenchère architecturale dans la région bordelaise (pour en savoir plus, cliquer ici). Conservateur du patrimoine aux Monuments Historiques, Dominique Peyre note ainsi que le « château est l'élément le plus facilement appréhendable, mais le chai est le point névralgique, comme il doit être évolutif et adaptable. Il y a un réel échec de la protection. » Le scénographe Eric Le Collen n'hésite pas à parler de « sacralisation du chai et de l'effort technique », faisant remonter cette tendance à « Louis-Gaspard d'Estournel, qui a tout donné pour son vin, avec le symbole fort d'un lieu de production privilégié par rapport à l'habitat de maître ».
L' architecte Fabien Pédelaborde estime quant à lui que « les châteaux d'aujourd'hui sont les chais, qui sont extraordinaires et dépasse la simple utilité vernaculaire ». L'historien Marc Ducouret (Champagne) précise que cette orientation n'est pas réservée au bordelais, illustrant la nouvelle conception des maisons de Champagne à la troisième République, « après le basculement de l'exploitation viticole à la grande propriété monumentale, on observe que la première place est donnée au bâti viticole. Les constructions sont plus rationnelles, la maison du propriétaire est plus modeste, avec des bureaux... »
Depuis la loi de 1913, le service des monuments historiques prend en charge la dénomination des bâtis d'intérêt et le contrôle scientifique des restaurations, donnant un rôle essentiellement coercitif au service, souvent en opposition avec la volonté des professionnels. Dominique Peyre précise cependant que cette « image conservatrice est à réviser, le service ne fait pas qu'appliquer la loi, le cadre a été élargi pour être plus compréhensif et prendre en compte l'ensemble des facteurs pour ne pas empêcher l'activité et permettre qu'elle continue de vitre et de se développer ». Il en veut pour preuve l'adaptabilité de la protection des 500 mètres autour des monuments classés historiques,. Ce périmètre peut être adapté, « ce n'est pas le même environnement qui est généré par une église romane et une usine » !
[Photos : vignoble du château Haut-Brion et ATP]