eut-on le 3ème jeudi de novembre boire le Beaujolais nouveau comme un oracle ou, si on le dit en termes économiques, ce rendez-vous annuel, premier du millésime, est-il un bon indicateur du marché du vin ? On trouve cette année dans la diversité des articles qui lui sont consacrés cette dimension. Se sont déroulées à Saint Côm d’Olt dans l’Aveyron les premières rencontres des cépages modestes, comme il y a à Sète un Musée des arts modestes. En Bourgogne, on célèbre les « vins à forte personnalité ». Dans une longue interview à Vitisphere, Robert Joseph, fondateur de Meininger’s wine business international, explore l’oenotourisme dans ses versions américaines et européennes, soulignant le malentendu. Dans son numéro de novembre, le mensuel Philosophie s’interroge : « Y a-t-il une sagesse paysanne ? ». Plus qu’un éloge de la terre, l’enquête conduite auprès d’un vieux paysan de l’Aveyron, de vignerons et d’un céréalier de la région parisienne montre que de génération en génération, quelque chose d’une vision du monde empreinte de valeurs universelles subsiste, loin des clichés des retours à la terre. Bonne lecture.
Catherine Bernard
Que nous dit le Beaujolais du vin ?« Ringard ou trendy ? » C’est en ces termes que Mathieu Sicard pose la question aux internautes du Nouvelobs news étiqueté gauche caviar. En résumé, il répond : « Sérieusement, depuis trois ans, on peut y aller. Pas exclu même que ça soit hyper-beauf de ne pas en être ». Suivent des commentaires d’internautes futés qui font la différence entre « une affreuse piquette » et « de très bons vignerons qui font un excellent vin ».
Selon Le Point , « le Beaujolais nouveau est déprimé ». « En 2010, les enseignes en ont vendu 5,5 millions de litres contre 11,2 millions de litres en 1997 » nous dit l’hebdomadaire qui reprend les chiffres d’un cabinet d'études. Il y a néanmoins de l’espoir : « La tendance aujourd'hui est que le consommateur cherche des cuvées de beaujolais nouveau plus haut de gamme sur des productions plus restreintes, mieux valorisées ».
Comme s’il était un symptôme de l’interventionnisme dans le vin, le journal l’Alsace révèle à ses lecteurs « le secret du goût de banane ». Le quotidien donne la parole à Nicolas Jeangeorge, cofondateur de la Fédération culturelle des vins de France. Ce dernier se livre à une analyse toute en finesse des Français et de leur relation au vin : « Le Beaujolais nouveau est, avant tout, un vin convivial, même si en France, le côté festif se perd. Le public a moins d’intérêt pour ce vin que par le passé (…) J’ai du mal à comprendre le principe de la promotion sur le Beaujolais nouveau. Dans le Bordelais ou en Bourgogne, on axe la communication sur les grands crus, alors que dans le Beaujolais on axe tout sur un produit bas de gamme ». Et du « goût de banane » qui lui colle à la peau, il depèce : « Les arômes sont liés aux levures employées dans la fermentation. Le goût de banane est typique de ce processus. Sans entrer dans les détails techniques, il faut comprendre que ce vin est fabriqué selon la méthode de la macération carbonique. Il vieillit en cuves fermées qui donnent un vin en trois semaines, au lieu de six mois habituellement ».
Le journal de Saône et Loire , pays du Beaujolais, relève aussi l’évolution à l’œuvre : « Dans les vignobles du Beaujolais, ils sont de plus en plus nombreux à avoir opté pour le vin naturel. Un cru dans lequel aucun implant chimique n’est ajouté. Du vin « à l’ancienne », à l’opposé de certaines pratiques qui ont pu exister il y a quelques années ». Hommage est rendu à Marcel Lapierre, vigneron pionnier décédé pendant les vendanges l’année dernière.
Alors, finalement l’avez-vous fêté ? Selon Vitisphère qui reprend un sondage pour le magazine LSA , « 60% des Français comptent fêter le Beaujolais nouveau », mais à domicile (58,2%) avec une bouteille achetée en grande surface au prix moyen de 3 à 5€ (65%). « Madeinterroir », un internaute en commentaire de l'article, souligne une réalité : « Quelle boisson ou quel aliment peut se targuer d'avoir créé l'événement depuis plus de 50 ans, de surcroît au niveau mondial, et d'être toujours aussi proche de ses consommateurs ? 60 ans après, 60 % des français l'adoptent... le rêve de tout marketeur ! ». Même crée de toute pièce, l’événement est porteur d’autre chose. « Le BN, nous dit le blogeur Hevé Lalau c'est aussi un grand verre d'histoire - 60 ans, cette année. Je repense à mon père, qui, à Montrouge, dans les années 60, ne devait certainement pas dire non, le troisième jeudi de novembre, à un verre de Beaujolpif entre collègues. Me voici dans son sillage. Quelle machine, quel réseau, Face de Bouc, Touiteur, Gobgueule, quelle dégustation virtuelle peut remplacer ce lien-là? ». Ne boudons pas.
Cépages modestes et vins à forte personnalitéSe sont déroulées les 29 et 30 octobre dernier à Saint Côme d’Olt en Aveyron les premières rencontres des cépages modestes que l’on prendra comme une bouffée d’oxygène dans l’ode au quinté gagnant chantée universellement. On en trouvera un compte-rendu sur le blog de Jacques Berthomeau . On peut aussi aller à la source (http://cepagesmodestes.blogspot.com/) et lire le texte de l’intervention du vigneron de Gaillac Robert Plageoles à qui l’humanité peut dresser une statue au moins autant qu’à Emile Peynaud pour avoir sorti du conservatoire de l’Inra où il était remisé, entre autres, le len de l’oel.
« Il y a 25 ans quand dans mes conférences, je prononçais le mot "ampélographie", les yeux des auditeurs s'écarquillaient, signe d'interrogation sur la compréhension du mot ! », commence le vigneron. Il poursuit : « J'ai une pensée pleine de condescendance pour les vedettes des revues et médias, vantant les mérites des vins prestigieux, gloires de notre monde moderne. J'ai une pensée pleine de tristesse pour leur ignorance totale des héros de ces merveilles : les cépages ». Il prévient : « Cette mondialisation des cépages, dans ces puissances économiques que sont la Chine - et l’Inde bientôt - représente un danger mortel pour notre ampélographie traditionnelle. ll nous reste heureusement de nombreuses variétés solides et de qualité exceptionnelle pour lutter contre cette vulgarisation des gouts et des saveurs. Nos originalités régionales y pourvoiront sans complexes et sans difficultés. La vieille Europe (au sens large du terme) a une multitude de ressources et beaucoup d’imagination ».
La Bourgogne fait aussi le pari de l’intelligence et de la diversité. Le site BourgogneLive propose un compte-rendu vidéo en trois parties d’une table ronde organisée par le Pôle Technique et Qualité du BIVB. Etaient réunis 200 professionnels (cavistes, viticulteurs, experts marketing, historiens, acheteurs). On en retiendra un mot, aussi fort qu’un coup de massue, « vin alternatif ». Il a été prononcé par Jean-Philippe Gervais à l’origine de ces rencontres. Car il faut oser renverser la doxa et s’interroger en ces termes : « Jusqu’où va t-on sur la question de l’appartenance ou pas au sein d’une ODG, au sein d’une appellation d’origine, jusqu’où va t-on dans la diversité sensorielle ? ». Et un caviste de Paris de répondre : « Il suffit de demander à nos clients de faire l’effort de se poser la question de leur goût. Moi je les incite particulièrement à affirmer une liberté de goût, à désapprendre peut-être leurs habitudes de dégustation de boisson. On débouche différents types de vin qui s’opposent dans les styles, les intentions, sans forcément leur présenter les étiquettes ni communiquer sur la façon dont ils sont faits et on observe leur comportement. Je préfère que mes clients se portent sur le goût. » Les cépages modestes et les vins à forte personnalité ont cela en commun qu’ils revendiquent une place pour les minorités.
L'oenotourisme, version américaine, vision européennePour qui s’intéresse à l’oenotourisme, le long entretien de Robert Joseph, co-fondateur de Meininger’s Wine Business International, à Vitisphere est incontournable. Qu’on apprécie ou pas, son message est le suivant : « Nous faisons partie du monde du divertissement, et si nous n’en avons pas conscience, nous ratons quelque chose d’important ». Robert Joseph nous invite à regarder ce que, « l’un de ses héros », Francis Ford Coppola fait en Californie : « C’est un grand cuisinier, il adore les saveurs, il a un grand palais, mais il ne prétendrait pas commenter des listes de vins du monde entier. Dans son domaine, il y a une piscine, où on peut louer des cabines. Tout le monde n’apprécie pas, on trouve des commentaires qui disent que c’est une version « disneyesque » du vin, mais beaucoup de gens au contraire apprécient énormément, parce qu’il y a beaucoup de choses à faire, entre les dégustations, les restaurants, la piscine, le musée des objets de cinéma des films de Coppola… Certaines personnes disent même qu’elles sont venues pour la piscine, et sont reparties avec du vin après avoir eu envie de faire une dégustation !
Pour s’en faire une première idée, il faut visiter son site internet : http://www.franciscoppolawinery.com/visit ». On apprendra aussi que ce serait une erreur que d’espérer vendre directement par cette voie des milliers de bouteilles. Mais, souligne Robert Joseph, « si vous achetez à la fois une bouteille et un t-shirt, le t-shirt va faire du marketing plus longtemps que la bouteille ! ». Dans ce cas, faut-il faire payer la visite du domaine ? « En Californie tout le monde le fait. Pour certains, faire payer un droit de visite est très intelligent, parce que ça rend la transaction claire : si on donne 5 euros, il faut que les gens aient 5 euros de divertissement. Si on ne demande rien, si la visite dure une demi-heure, et si on se dit qu’on ne va pas acheter de vin, et que le vigneron le sent, ça ressemble à un rendez-vous manqué, qui met les deux protagonistes mal à l’aise. Le fait de payer rend la relation plus saine. Il donne l’obligation au vigneron de donner de la valeur, et les revenus générés peuvent aussi permettre de payer quelqu’un pour gérer l’accueil ». Avec sa grosse centaine de milliers de producteurs, la France n’est néanmoins pas la Californie.
Y a-t-il une sagesse paysanne ?Que le magazine Philosophie s’intéresse à la sagesse paysanne est réconfortant. Que partant du fantasme de l’authenticité, il traverse le miroir est intéressant.
Certes, le journaliste-philosophe Michel Eltchaninoff n’a pas rencontré, selon le jargon sondagier un « large panel » d’agriculteurs-paysans, mais la manière qu’il a de confronter chacun d’eux aux textes fondateurs (Georges Orwell, Jules Michelet, Michel Serres) permet d’extirper une réalité plus subtile que celle des clichés noirs ou blancs.
Les protagonistes, Louis Raynalady, l’aveyronais de 87 ans, Pierre Audemard, le vigneron de 44 ans, Vincent Plauchut, le paysan vigneron de 45 ans, Thierry Guérin, le céréalier de 50 ans, ne pratiquent pas la même agriculture. Tous partagent pourtant un point commun : l’idée de faire correspondre sa vie et ses idéaux. « Ce métier m’a fait rêver, et j’en rêve encore. Il me plaît, affirme Thierry Guérin. Mon plus grand plaisir, très profond, est de retourner la terre, de la labourer. C’est un spectacle fascinant dont je ne me lasse pas. On a l’impression que le passé, tout ce qui est mauvais, est enfoui, oublié, et que l’on repart pour une nouvelle campagne avec un esprit neuf ». Le journaliste les appelle « les orphelins de la sagesse paysanne », mais conclut avec une subtilité qu’il faut prendre le temps d’accueillir : « Menacés par des chaînes économiques qu’ils craignent de ne pouvoir maîtriser, ils cherchent à décliner dans la vie moderne ce qu’il y a de meilleur chez leurs parents. Ils s’inscrivent dans une tâche que leur ont transmise leurs ancêtres et s’en acquittent avec soin, dans l’espoir de la transmettre à leur tour. Ils tentent de respecter au mieux la terre dont ils ont la responsabilité. Ils sont conscients de devoir composer avec une nature qu’ils ne pourront jamais totalement contrôler. Ils considèrent que notre humanité s’élabore en dialogue avec le non-humain animaux et plantes. Malgré leurs différences, ils tiennent aux vertus morales que cette vision du monde engage –fidélité, humilité, sobriété, soin ». Dieu merci, ces valeurs ne sont pas encore vidées de leur sens.



