ors-la-loi depuis 40 ans, l'irrigation de la vigne est en passe d'être légalisée en France. Explication d'une révolution culturelle et économique.
Depuis un décret de 1964, la règle de base est la même pour l'ensemble du vignoble français : interdiction d'irriguer pendant la période végétative de la vigne, soit entre le 1er avril et le 31 octobre. Dans des cas exceptionnels, l'irrigation peut être autorisée jusqu'au 1er août, mais à plusieurs conditions - notamment que les vignes soient en terrain sec ou salé, et qu'un arrêté interministériel donne le feu vert. De plus, une déclaration préalable doit être faite par le vigneron avant le premier arrosage? En fait, ces conditions n'ont jamais pu être appliquées, et depuis 40 ans la loi se limite de facto à une interdiction à partir du 1er avril. Mais sur le terrain, pour répondre aux besoins (sécheresses, particularités de certains terroirs), l'irrigation s'est discrètement développée, dans le flou juridique le plus complet. «C'était la règle du «pas vu pas pris». Il était impossible de construire un avenir dans cette situation», souligne Michel Leguay, chef de la division « technique viticoles et œnologie» à l'Onivins. Parallèlement, certaines appellations ont autorisé l'irrigation dans leurs décrets. Toutes sont situées dans le Midi et la Vallée du Rhône : Châteauneuf du Pape, Gigondas, Vacqueyras, Côtes du Lubéron, Corbières, Costières de Nîmes, Minervois? «Ces textes renvoient pour la plupart à la réglementation générale, ou se trouvent en conflit avec cette même réglementation pour les textes les plus anciens, ce qui conduit finalement à une impossibilité de mettre en œuvre toute forme d?irrigation», constatait en novembre 2004 le Comité des vins et eaux-de-vie de l'INAO. Aujourd'hui, selon certaines estimations, plus de 10% du vignoble bénéficierait d'apports d'eau ? installations mobiles, goutte-à-goutte...
Les nouvelles règlesAprès plusieurs années d'âpres discussions, les organismes de contrôle (INAO pour les AOC, Onivins pour les vins de pays et de table) ont décidé de réformer le décret de 1964 pour assouplir la réglementation et mettre fin au flou actuel. Un nouveau décret est en préparation. Il devrait être publié d'ici l'été. Les documents préparatoires rédigés par l'INAO et l'Onivins permettent de connaître les grandes lignes du futur système : - L'irrigation reste interdite pour tous les vins entre le 15 août et la récolte. - Les vins de pays et de table peuvent irriguer jusqu'au 15 août. Un syndicat de vin de pays peut, s'il le souhaite, prévoir une interdiction ou une limitation avant cette date. - Pour les AOC, l'irrigation est désormais jugée compatible avec l'expression du terroir, «en tant que pratique corrective exceptionnelle». Elle est interdite à partir du 1er mai, et non plus du 1er avril, ce qui permet notamment de compenser un déficit hivernal. De plus, l'interdiction peut être levée entre le 1er juillet (ou le 15 juin pour certaines AOC) et le 15 août, sur proposition de l'INAO, si le décret de l'appellation l'autorise. Certaines AOC devront donc réécrire leur décret si elles veulent s'engager dans la voie de l'irrigation. Jean-Claude Pellegrin, président du syndicat des vins de pays des Bouches-du-Rhône, l'un des pionniers de la mobilisation en faveur de l'irrigation, juge «satisfaisants» les termes du nouveau décret. Mais il regrette que l'on n'ait pas réussi à se mettre d'accord sur des règles communes pour tous les vins. «Pour les vignerons qui ont à la fois des parcelles en vins de pays et en AOC, cela veut dire encore plus de formalités administratives.»
La reconnaissance du stress hydriqueHistoriquement, l'interdiction de l'irrigation avait deux objectifs : 1/ limiter la production, 2/ garantir la qualité, traditionnellement synonyme de faible rendement. «C'est l'idée, très ancrée en Europe du Sud, selon laquelle la vigne doit souffrir pour faire du bon raisin»,résume Pierre Leclerc, directeur du Cevise (Comité économique des vins du sud-est). En reconnaissant l'utilité de l'irrigation et sa compatibilité avec le terroir, le monde du vin opère donc un véritable basculement culturel. Comment ce basculement a-t-il pu se produire ? D'abord grâce aux travaux menés à partir des années 90 sur le stress hydrique, qui ont montré qu'un stress excessif pouvait mettre en danger la vigne et nuire à la qualité du vin. «Cela fait 10 ans que les chercheurs savent et disent qu'il faut un stress hydrique modéré», explique Olivier Zebic, l'un des dirigeants de Sferis, une société montpelliéraine spécialisée dans l'analyse des vignobles. «L'irrigation est une pratique culturale comme une autre. Il ne s'agit pas de mettre la vigne sous perfusion, mais de fractionner les apports d'eau, pour éviter un stress trop important», ajoute-t-il. Autre enseignement des recherches menées dans les années 90 : les apports nécessaires sont très faibles. «Avec seulement 35 à 40 mm d'eau, on peut passer d'un stress fort à modéré», souligne Olivier Zebic.
L'effet caniculeLes producteurs du Midi, en particulier ceux du sud rhodanien, se mobilisent depuis plusieurs années pour l'autorisation de l'irrigation. «Tous les ans, des vignerons se retrouvaient avec des PV parce qu'ils avaient irrigué des plantes qui souffraient», se souvient Jean-Claude Pellegrin, président du syndicat des vins de pays des Bouches-du-Rhône. «Pendant des années, nous avons été les seuls à vouloir changer les choses». En 2003, la canicule a accéléré l'évolution des mentalités dans l'ensemble des vignobles. «Cela a été un déclencheur», note Michel Leguay de l'Onivins. Dans certaines régions, le taux de mortalité des pieds a atteint 10% à la suite de la sécheresse. En quelques mois, courant 2004, le dossier est sorti de l'enlisement, le ministère de l'Agriculture, l'Onivins et l'INAO se mettant d'accord sur une réduction de la période d'interdiction.
Le Nouveau Monde et l'Espagne montrent la voieDans l'Union européenne, chaque pays est libre de fixer les règles : «l'irrigation ne peut être réalisée que dans la mesure où l'Etat membre intéressé l'a autorisé», stipule le règlement communautaire de 1999 sur les VQPRD. Traditionnellement, les trois grands pays producteurs (France, Italie, Espagne) étaient hostiles à l'irrigation de la vigne, mais l'Espagne (le plus grand vignoble du monde en superficie) a rompu le consensus en autorisant cette pratique en 1996. «Depuis, les rendements espagnols sont en train de grimper en flèche», souligne Pierre Leclerc, directeur du Cevise. Les rendements nationaux espagnols (en moyenne quinquennale), qui tournaient autour de seulement 20 hl/ha, ont augmenté de 50% en dix ans et la récolte est passée de 30/35 millions d'hectolitres à 47/48 millions ces deux dernières années. Cette croissance s'est accompagnée d'un renouvellement des cépages ? avec l'aide des fonds européens ? et de réels progrès qualitatifs. «En Espagne, l'irrigation a été une vraie révolution», résume Pierre Leclerc. La montée en puissance des producteurs du Nouveau Monde a également joué un rôle dans la prise de conscience française. Hors d'Europe, l'irrigation est aujourd'hui quasi-universelle. Le goutte-à-goutte a connu un fort développement et son coût n'a cessé de baisser. Cette technique a été adoptée par les pays à climat sec (Israël, pionnier en la matière, puis l'Australie, la Californie, le Chili?), permettant à la fois une forte hausse des rendements et l'émergence de vignobles de qualité.
Quel avenir pour l'irrigation en France ?Il est peu probable que l'autorisation d'irriguer provoque à court terme une «ruée vers l'eau» des vignerons français. Tout d'abord, les besoins sont surtout concentrés dans les régions du Sud, où certains irriguent déjà? De plus, tout le monde ne disposera pas forcément de ressources en eau à un coût raisonnable. Dans les vignobles proches du Rhône, l'extension des réseaux d'irrigation ne pose pas de problème technique, mais sa justification économique n'est pas toujours évidente : des compagnies comme le Bas-Rhône Languedoc ou le Canal de Provence doivent-elles financer le raccordement de vignobles qui utiliseront peu d'eau, et seulement certaines années ? «Nous réfléchissons avec les vignerons, pour voir quelles réponses on peut apporter», explique Catherine Granier, responsable des études générales à la Société du Canal de Provence. L'avenir de l'irrigation dépendra aussi de l'attitude des producteurs : en feront-ils un outil pour accroître les rendements ? «L'idée n'est pas de produire plus, mais d'apporter une correction quand la vigne est en phase de stress», répond Jean-Claude Pellegrin, du syndicat des vins de pays des Bouches-du-Rhône.
Vers d'autres révolutions ?«L'autorisation de l'irrigation est un virage important, mais ce n'est peut-être que la première d'une série de révolutions culturelles», prédit Pierre Leclerc, directeur du Cevise. Plusieurs débats agitent actuellement la filière vin française : usage des copeaux, modification des règles d'étiquetage, mixité des zones de production (avec la possibilité pour des grandes zones d'AOC comme le Bordelais de produire des vins de pays)? Le gouvernement a présenté le 21 juillet un ensemble de propositions dans ces domaines. Objectif : « clarifier la présentation de l'offre française sur les marchés internationaux». Le ministre de l'Agriculture, Dominique Bussereau, doit annoncer des mesures concrètes le 31 janvier. La mue du vignoble français ne fait sans doute que commencer.