hilippe Goni est avocat à la Cour, spécialiste en droit rural, et président de l'Association Française de Droit Rural.
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Le centenaire de la Cave de Maraussan a été l'occasion de rappeler l'histoire du mouvement coopératif. Né avec la révolution industrielle du 19ème siècle, il a permis l'évolution de l'économie agricole et l'organisation des marchés et des cultures. Dans son ouvrage de référence sur Les coopératives agricoles, le Bâtonnier Rozier écrivait en 1962 : 'Il est peu d'œuvres qui aient été aussi souvent et successivement mises et remises sur le chantier que le statut de la coopération agricole'. En effet, le mouvement de la coopération agricole a toujours été soumis à deux influences contraires : - l'influence de ceux qui souhaitaient libérer la coopération agricole de toute tutelle et contrôle de l'État ; - l'influence de ceux qui, au contraire, préféraient cette tutelle pour protéger les agriculteurs des difficultés de gestion et des aléas du marché. La coopérative agricole garde, de son origine historique, un aspect protectionniste et contraignant, mais également un caractère profondément humaniste. Fondamentalement, à l'origine de la coopération, il y a la volonté de s'associer, de s'unir pour atteindre ensemble un certain nombre d'objectifs, faire face aux crises et développer l'activité économique des agriculteurs. La société coopérative agricole est donc conçue comme le prolongement des exploitations de ces adhérents. A l'évidence, les principes fondamentaux de la coopération ont permis à l'agriculture de s'adapter aux conditions nouvelles de l'économie. On peut toutefois s'interroger aujourd'hui sur la portée de la règle de l'exclusivisme qui constitue un des principes de bases du statut de la coopération agricole. Les exceptions à cette règle prévues par la législation semblent insuffisantes pour permettre une liberté d'action plus grande.
La règle de l'exclusivisme et sa significationCe principe est aujourd'hui codifié à l'article L 521-3 du Code rural, qui prévoit que la coopérative agricole a l'obligation de ne faire d'opérations qu'avec ses seuls associés-coopérateurs. Cette règle de l'exclusivisme s'applique d'abord à l'objet social de la coopérative. Celui-ci résulte des statuts dont la plupart des clauses sont imposées par les statuts types du ministère de l'Agriculture qui assure le contrôle des coopératives. La société coopérative ne peut se livrer à des activités 'annexes et accessoires' que dans des conditions très restrictives. Cette règle peut aboutir à des situations anormales sur le plan économique. C'est ainsi qu'une coopérative n'a théoriquement pas le droit d'assurer des prestations de services à une filiale commerciale. A l'égard du sociétaire la règle de l'exclusivisme interdit toute activité avec des tiers non-coopérateurs, sous réserve des dérogations légales. D'aucuns considèrent cette règle comme une limitation au développement de l'activité des sociétés coopératives confrontées à un nouvel environnement économique. Pour être plus précis, c'est sans doute les incidences fiscales découlant de ce principe d'exclusivité qui constituent le véritable frein. En effet, un des traits marquants de la coopération agricole est l'application d'une fiscalité avantageuse (exonération de l'impôt sur les sociétés, de la taxe professionnelle). Toutefois, ce statut privilégié a pour contrepartie des contraintes qui peuvent constituer un handicap. Ainsi, quel que soit l'objet envisagé, la coopérative ne peut, en principe, traiter d'opérations qu'avec ses membres. Il convient toutefois de distinguer deux catégories d'activités : - Les coopératives de production, de transformation qui doivent s'approvisionner auprès de leurs seuls membres. En revanche, le produit fini peut être vendu ou revendu à des tiers. C'est le principe de l'exclusivisme qui fonctionne 'à l'entrée'. - À l'inverse, les coopératives d'approvisionnement (engrais, matériels, etc.) achètent directement à des tiers (des fabricants par exemple), ensuite elles ne peuvent vendre ou revendre qu'à leurs membres. C'est le principe de l'exclusivisme qui fonctionne 'à la sortie'. De son côté, l'adhérent-coopérateur est tenu statutairement d'une obligation de ne traiter qu'avec la coopérative (cf. l'engagement d'apports exclusifs). Cette obligation d'exclusivisme ne concerne que la coopérative dont les prestations sont réservées à ses membres. La société coopérative qui traiterait avec d'autres individus que ses membres, n'en aurait pas moins une existence juridique. Toutefois, elle perdrait le bénéfice des exonérations fiscales (cf. notamment les articles 207 et 209 du Code général des impôts).
Exception au principe de l'exclusivismeÀ l'origine, tous les membres des coopératives agricoles avaient la qualité de coopérateurs. Ce n'est qu'à partir de 1967 qu'ont été autorisés le recrutement d'associés non-coopérateurs et la conclusion de contrats avec des tiers. C'est la loi du 27 juin 1972 qui consacre de manière définitive le principe de dérogation à l'exclusivisme : 'Lorsque les statuts le prévoient, des tiers non-coopérateurs peuvent être admis à bénéficier des services d'une société coopérative agricole ou d'une union, dans les limites de 20% du chiffre d'affaires annuel'. En d'autres termes, 80% du chiffre d'affaire annuel de la coopérative doit être réalisé avec des associés-coopérateurs. La question se pose de savoir quelles opérations il convient de retenir pour apprécier si le seuil de 20% du chiffre d'affaires est ou non dépassé. L'administration fiscale a eu l'occasion, à travers diverses réponses ministérielles et instructions, de poser des limites très strictes. Les opérations ainsi effectuées avec des tiers non-associés doivent faire l'objet d'une comptabilité spéciale. En pratique cela soulève de nombreux problèmes : nécessité de mettre en place une organisation administrative complexe pour distinguer les prestations réalisées avec des tiers non-associés, difficulté pour ventiler des charges communes. Enfin, au vu de cette comptabilité spéciale, la coopérative doit fournir chaque année à l'administration fiscale une déclaration de ses résultats, qu'ils soient déficitaires, bénéficiaires ou nuls. Ils sont soumis aux impôts commerciaux et notamment à l'impôt sur les sociétés. Des dérogations ont été prévues par le décret du 4 février 1959. Elles permettent à une coopérative dont la capacité normale a été réduite de plus de 50%, en raison de difficultés exceptionnelles, de se procurer des produits agricoles chez d'autres que ses sociétaires. Toutefois, cette possibilité nécessite un arrêté conjoint du ministre de l'Agriculture et du ministre du Commerce et de l'Industrie (article R 521-2 Code rural). Les dérogations au principe de l'exclusivisme sont donc limitées. Cette règle, qui reste un fondement du statut de la coopération agricole, peut s'avérer être une limitation aux possibilités d'adaptation dans certains secteurs économiques. C'est notamment le cas dans les régions viticoles où les sociétés coopératives pourraient vraisemblablement mieux rentabiliser leurs lourds investissements en développant des activités à destination de non-coopérateurs.
Les adaptations de la pratiquePour lui permettre d'affronter le marché unique européen mais aussi le marché mondial (Cf. le rapport Berthomeau), le statut de la coopération agricole a besoin de plus de souplesse et sans doute de libéralisme. La coopération agricole peut-elle affirmer sa compétence et son savoir-faire, sans pour autant renoncer à ses principes fondateurs ? Un certain nombre de coopératives viticoles languedociennes ont opté pour le régime leur permettant de réaliser des opérations avec des tiers, en l'occurrence des producteurs indépendants. Ces derniers ne disposent en effet pas toujours du matériel nécessaire pour procéder à certaines opérations de vinification (notamment des vins blancs qui nécessitent, pour le pressurage, l'utilisation de pressoirs pneumatiques). Pour la société coopérative, ces prestations de services peuvent être non négligeables et lui permettre d'amortir ses investissements. C'est aussi une façon d'attirer de nouveaux coopérateurs. En effet, ces 'tiers' vont devoir malgré tout formaliser une adhésion à la coopérative et souscrire une catégorie de parts sociales particulières (parts B). Le contrat, qui unit cette catégorie de 'sociétaires' à la coopérative, est très différent de celui qui concerne les 'associés-coopérateurs' : il ne concerne que des activités de prestations de services. Les produits apportés à la coopérative restent la propriété de l'apporteur qui récupère un produit plus ou moins fini 'à l'identique'. Pour la société coopérative cela signifie que le produit traité reste physiquement séparé des autres. Toutefois, le développement de ce type d'activités est largement limité par le statut actuel de la coopération agricole (20% du chiffre d'affaires annuel) et des contraintes techniques comme par exemple l'obligation d'installations distinctes et la nécessité de procéder à 'l'épalement de la cuverie'. Les conditions juridiques et fiscales qui encadrent les opérations avec 'des tiers non-associés' ne sont pas propices à un développement de ces activités économiques. De toute évidence ces contraintes, mais aussi certaines pesanteurs du statut de la coopération agricole continueront-elles à limiter l'émergence de nouveaux modes de développements économiques. Le monde de la coopération agricole n'aurait-il pas intérêt à promouvoir l'ouverture vers un partenariat avec d'autres acteurs susceptibles de trouver un intérêt dans 'une coopération commune' ? Force est de constater qu'une telle évolution ne peut se faire par le recours à la technique contractuelle. De son origine historique, la coopération agricole garde un aspect protectionniste et contraignant qui limite sa liberté d'action. Elle reste également marquée par les interférences entre la contrainte du statut juridique et les avantages fiscaux attachés à ce dernier. À l'instar de ce qui s'est fait pour les associations à but non lucratif - la coopérative n'est-elle pas une société à but non lucratif ? - ne faudrait-il pas envisager la création de deux types de statuts coopératifs, l'un contraignant et fiscalement privilégié, l'autre plus libéral mais supportant un régime fiscal plus proche de celui des sociétés commerciales ? Tout comme on parle de la 'nouvelle économie' pour le secteur de l'activité de l'Internet, le temps n'est-il pas venu de réfléchir à une 'nouvelle coopération agricole' faisant une part plus large au libéralisme juridique si tant est que nous puissions passer, en ce début de 21ème siècle, 'd'une politique agricole administrée à une politique agricole contractuelle' ?