aiseuse par essence, la filière vin ne parle pas de ses problèmes : râler contre les aléas climatiques, oui bien sûr. Pester contre les prix du vin, sans souci ce n'est jamais assez. Concéder des difficultés commerciales, à la rigueur comme tout le monde en parle désormais. Mais reconnaître que l’on n’arrive pas à boucler son budget, que son domaine n’est pas loin de la cessation de paiement, qu’il faut réduire le potentiel de production ou que l’on ne sait pas où l’on va… Entre la pudeur et l’orgueil, c’est l’esquive, sous couvert de la résilience vigneronne : on a vu pire, les anciens ont déjà connu ça, etc.
Mais regardons bien les escadrilles d’emmerdes qui sont tombées sur le vignoble ces dernières années : les aléas climatiques devenant la norme (depuis le gel historique de 2017 ?), les taxes Trump brisant le marché américain d’octobre 2019 à mars 2021 (et pouvant revenir rapidement), la crise covid en 2020 (mais pas que, durant jusqu’à 2023 en Chine), le choc d’inflation après l’invasion russe de l’Ukraine (depuis 2022, touchant les prix de l’énergie, les taux d’intérêt…), la déception de 2024 sur le devenir incertain des promesses d'évolution réglementaire du prix des vins dans Egalim 4 suspendues depuis la dissolution/les législatives anticipées (sans parler des interrogations sur l'arrachage temporaire/définitif), le tout sur fond de bouleversements de la consommation de vin (en chute sur les marchés volumiques pour le rouge, la grande distribution)… Qui pourrait se sortir indemne d'un tel chaos où il ne se passe pas une année sans bouleversement ? Petit vracqueur comme grands crus sont dans le dur, avec des capacités différentes de rebond et de revente certes. Mais pour tous, cet été est marqué par une accélération des procédures collectives, avec un rythme inquiétant qui témoigne de la fragilité d’une filière exsangue. Tragiques conséquences de ces difficultés économiques, des suicides sont rapportés dans plusieurs vignobles ces dernières semaines. Chaque drame est singulier, personnel et professionnel, mais touche et affecte tous les gens du vin.
Faiseuse par essence, la filière vin doit aussi être diseuse : il n’y a pas de honte à ne pas se sentir bien dans ce contexte anxiogène et étouffant, il n’y a pas de honte à se faire aider par un conseil psychologique (en commençant par appeler la ligne dédiée de la MSA : 09 69 39 29 19), il n’y a pas de honte à crever l’abcès auprès de ses proches (parfois les plus éloignés de la réalité économique de l’exploitation), il n’y a pas de honte à s’ouvrir et à écouter ses voisins (qui ne sont pas mieux en point), il n’y pas de honte à en parler à ses fournisseurs et clients (également en difficulté, il ne faut pas croire). Que dire à ceux dans la peine, à toi lecteur, à la personne que tu sais être en difficulté ? Que la vie vaut plus que les vignes, qu’il n’y a pas de fautifs dans un contexte global de mutation de la consommation de vin.
« On n'en parle pas même et l'on passe à côté.
Mais lorsque, grandissant sous le ciel attristé,
L'aveugle suicide étend son aile sombre,
Et prend à chaque instant plus d'âmes sous son ombre » écrit Victor Hugo dans les Chants du Crépuscule (1836), « alors le croyant prie et le penseur médite !
Hélas ! l'humanité va peut-être trop vite.
[…] Car beaucoup ici-bas sentent que l'espoir tombe,
Et se brisent la tête à l'angle de la tombe
[…] Mal d'un siècle en travail où tout se décompose !
Quel en est le remède et quelle en est la cause ? »