es temps changent, et avec eux les modes de consommation et les totems de la viticulture. Il y a six ans, une éternité, la question de l’édulcoration des rouges était poussée par un metteur en marché à l’occasion d’une table ronde : « les vins de Bordeaux ont le problème d’être trop austères à la dégustation. Il faudrait pouvoir leur donner plus de sucre pour qu’ils soient plus appétissants » avançait Philippe Marion, directeur commercial du négoce Barton & Guestier. Déjà président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), le viticulteur Bernard Farges partageait alors les doutes de la production* sur une telle évolution : alors que l’« on pourrait monter à 5 grammes résiduels sans trop de difficultés à l’intérieur des règles collectives des AOC », se pose « la question de la stabilité des produits. Et de l’édulcoration, qui n’est pas encore dans la logique des AOC, sauf quand on s’appelle Champagne. »
Six ans après, le sujet n’est plus aussi clivant : le comité national des vins d’appellation (CNAOV) de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) vient d’adopter ce 27 novembre une nouvelle orientation autorisant sous condition l’édulcoration pour les vins tranquilles et secs. En pratique, l’édulcoration ne peut amener le vin obtenu à plus de 9 g/l de sucres fermentescibles résiduels (glucose et fructose). Elle peut concerner toutes les couleurs et peut être réalisée dès le premier novembre suivant la vendange (pour arriver après les vinifications). Du moins à la condition d’introduction de la pratique dans les cahiers des charges intéressés, afin de garantir le maintien du lien à l’origine : l’édulcoration devant être réalisée dans l’aire géographique de l’AOC (ou son aire à proximité immédiate si elle est définie) à partir de moûts issus de la même appellation (qu’il s’agisse de moûts de raisin, de moûts de raisin concentrés ou de moûts de raisin concentrés rectifiés, MCR).
Le CNAOV a repris et validé les conclusions du groupe de travail dédié à l’édulcoration indique à Vitisphere Caroline Blot, la responsable du pôle vins de l’INAO, reconnaissant qu’il s’agit d’un « gros changement ». Jusque-là interdite en AOP (mais autorisée en IGP), l’édulcoration en vin va pouvoir se développer en appellation, mais avec une « traçabilité imposée et rigoureuse », impérative dès qu’il y a des MCR dans les chais note Caroline Blot, rappelant que l’INAO est garant du maintien de la typicité des vins AOC, mais aussi de l’adaptation aux nouveaux modes de consommation.
Claret
Si les Côtes-du-Rhône ont indiqué leur intérêt pour l’édulcoration (possiblement en claret), ce sont les vins de Bordeaux claret qui sont les plus avancés sur le sujet, étant à l’origine de l’ouverture du groupe dédié au sein de l’INAO. Voulant des vins rouges édulcorés jusqu’à 7 g/l sous la dénomination claret, l’Organisme de Défense et Gestion (ODG) n’avait pu l’acter cette année dans son cahier des charges tant que le CNAOV était opposé à cette orientation. Maintenant qu’une nouvelle doctrine nationale, transversale à toutes les appellations, ouvre cette possibilité, l’inscription de ce dispositif dans le cahier des charges bordelais tient de « la simple formalité, comme le principe a déjà été validé par la commission d’enquête venue sur place, avec la réserve que la doctrine nationale devait évoluer. Ça reste du formalisme » estime Stéphane Gabard, un porte-parole national de l’ODG Bordeaux et Bordeaux supérieur.
Espérant pouvoir présenter un cahier des charges édulcoré en février prochain au CNAOV, Bordeaux peut imaginer une autorisation d’édulcoration de ses clarets dès mai/juin (après deux mois de Procédure Nationale d’Opposition et à la signature d’un décret dédié). Même si la mise en pratique sur le millésime 2025 s’annonce difficile, comme cela demande de réserver jusque-là des moûts issus de l’appellation pointe Stéphane Gabard. Qui note qu’en demi-sec et moelleux, les vins au profil sucré existent dans le vignoble bordelais en blanc et font partie de la typicité des AOC de Gironde. En le déclinant en rouge, il s’agit de suivre l’évolution des goûts des consommateurs : « les générations sodas sont habituées à des produits plus sucrés, moins amers et tanniques. On pourrait envisager l’idée d’ouvrir l’édulcoration à des appellations plus larges : pourquoi pas Bordeaux ? »
« On est arrivé à avoir une ouverture sur l'édulcoration des vins parce qu'aujourd'hui les vins rouges sont trop secs » saluait Jean-Raymond Clarenc, le directeur commercial de la maison bordelaise Bouey (groupe Grands Chais de France, GCF), lors de l’assemblée générale du 15 décembre dernier du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB). Coprésident de la commission économie, le négociant souligne qu’« à l'international, les consommateurs boivent du vin rouge sans manger. Et qu'est ce qui fait qu’un vin rouge puisse se consommer sans manger ? C'est la sucrosité. » Avec l’édulcoration comme « moyen supplémentaire », les vins de Bordeaux veulent toucher de « nouveaux consommateurs, avant tout de la génération Z, qui sont devant nous et qui ont besoin d'avoir des saveurs liées à leur propre type de consommation ».
Un verrou est donc levé par l’INAO, il reste à la filière à ouvrir la porte et s’y engouffrer efficacement. Comme l’indiquait Bernard Farges ce 15 décembre lors d’une conférence de presse au CIVB qu’il préside : « au sein de l'INAO, les choses avancent vite tout simplement quand les dossiers sont bons et bien portés par les professionnels, que les délégations territoriales font le boulot, et c'est le cas. Quand une commission d'enquête vient et qu'elle constate un consensus et de la solidité sur le projet, ça trace. » Et si l’INAO ne va pas aussi vite que certains le souhaitent dans la filière, « c’est souvent parce que les professionnels ne veulent pas prendre de décisions » pointe le viticulteur.
En 2019, le professeur en économie Jean-Marie Cardebat pointait déjà que dans la filière vin, « ceux en charge des consommateurs sont plus aptes à évoluer que les producteurs qui sont fermes dans leur conviction de produire de la même façon ». L’enseignant chercheur de l’Université de Bordeaux estimant qu’il « faut plus de flexibilité pour occuper les segments séduisant de nouveaux consommateurs en accompagnant les tendances. Quitte à s’en désengager quand elles sont passées. »
* : « Attention à ne pas sacrifier les AOC à des tendances qui peuvent disparaître » alertait Alexandre Imbert, à l’époque directeur de l’Union Générale des Viticulteurs de l’AOC Cognac (UGVC). « Qui est en capacité aujourd’hui de savoir ce que le consommateur va effectivement demander comme vin de Bordeaux dans 10 à 15 ans, le temps nécessaire pour mettre en ordre de marché le vignoble ? » répliquait Gwénaëlle le Guillou, alors directrice du Syndicat des Viticulteurs Bio de Nouvelle Aquitaine (SVBNA).




