« Il y a probablement plus de désinformation sur le marché chinois que d’information », estime John H. Isacs, directeur de la société Enjoy Gourmet qui propose toute une panoplie de services de formation et de promotion aux organismes et entreprises, tout en signant une rubrique vin dans le Shanghai Daily et éditant des guides. « Par exemple, certains « experts » affirment encore que les Chinois n’aiment pas les bulles. Ce n’est vrai que pour les quinquagénaires, tous les enfants ont grandi avec des sodas. De même, nombreux sont ceux qui estiment que les Chinois n’aiment que les vins rouges, du fait des implications de la couleur elle-même mais aussi parce qu’il y a une dizaine d’années, 90% des vins étaient achetés par les hommes. Or, aujourd’hui, les femmes sont de plus en plus sûres d’elles et ont un vrai pouvoir d’achat. La montée en puissance des cols blancs féminins dans les villes de premier plan – Pékin, Shanghai, Guangzhou et Shenzen – est donc de très bon augure pour les producteurs de vin blanc et d’effervescents ». Les producteurs néo-zélandais de sauvignon blanc entendent d’ailleurs bien en profiter en réalisant une campagne de promotion ciblant spécifiquement les femmes, du moins celles qui souhaitent se démarquer de leur compagnon ou mari.
Une diversité culturelle, linguistique et gastronomiqueLes erreurs d’interprétation du marché chinois proviennent notamment de la rapidité avec laquelle le pays, et le marché, évoluent et de la diversité culturelle et démographique sur un territoire aussi vaste. « Lorsque la Chine s’est ouverte au monde, les Européens faisaient l’erreur de penser que tous les Chinois parlent chinois. C’est une erreur grossière, » s’indigne Li Zhu, président de la société Beijing International Wine & Spirit Exchange, qui dispense des formations WSET et intervient en tant qu’agent sur le marché chinois et à l’étranger. « En Chine, il y a plus de 1 000 parlers chinois et moins de 40% des gens savent parler le mandarin. Il faut donc toujours trouver des interlocuteurs locaux dans chaque ville pour soutenir ses efforts de communication. On voit arriver des gens de Hong Kong ou de Malaisie qui parlent très bien l’anglais mais qui ne comprennent rien à notre culture. Certaines entreprises, françaises et d’autres, continuent de faire cette même erreur de tout mélanger ». Son avis est partagé par John Isacs : « Un plan marketing qui cible la Chine toute entière est voué à l’échec. Il faut viser des niches, sachant qu’une niche en Chine peut représenter 100 millions de personnes. Certains importateurs affirment couvrir l’ensemble du pays – c’est ridicule, personne n’y arrive. Un homme d’affaires de Shanghai ne fait pas des affaires à Guangzhou, les gens sur place ne l’accepteraient pas ».
Néanmoins, fidèle à sa réputation de marché dynamique, la Chine évolue très vite sur ce plan aussi. Pour John Isacs, la structure d’importation et de distribution est en train de subir une transformation importante : « Pendant longtemps, des entreprises comme Summergate, Montrose ou ASC, dirigées par des étrangers, importaient les vins, faisant appel à des compétences externes puisqu’en Chine il n’y avait aucune compétence en matière de vins. Désormais, beaucoup d’anciens employés de ces entreprises créent leur propre entreprise ou collaborent avec des entreprises chinoises. Dans le même temps, il y a dix ans je n’aurais jamais recommandé à une cave de travailler avec les grosses entreprises d’état puisque les décisionnaires ne parlaient ni anglais ni d’autres langues étrangères. Aujourd’hui tout a changé. Les importateurs d’origine étrangère ont des difficultés car leur activité se limite désormais aux interlocuteurs étrangers – des hôtels et restaurants à Shanghai ou à Pékin, par exemple. Un Chinois préférera toujours faire affaire avec un autre Chinois ». Certaines entreprises d’état comme Cofco sont privilégiées également du fait de leurs infrastructures de grande envergure, qui découlent de leurs activités agroalimentaires, et se sont entourées de personnel compétent provenant parfois des entreprises étrangères pionnières en Chine. A l’autre bout de l’échelle, John Isacs pointe l’existence de petites sociétés d’importation ciblant une niche, qui tirent bien leur épingle du jeu : « Je connais personnellement au moins 30 à 35 entreprises spécialisées dans l’importation des vins italiens. Elles connaissent bien les vins, proposent une très belle sélection, se sont bien positionnées et leur activité se développe même si elles ne couvrent pas l’ensemble du territoire. En revanche, les gros importateurs traditionnels jusqu’ici performants connaissent des difficultés et sont tous en train de fusionner ».
Un goulot d’étranglement entrave l’accès au marchéMalgré le développement des compétences internes à la Chine, il manque encore des importateurs qualifiés sachant commercialiser et stocker des vins correctement et communiquer au niveau national et international, estime John Isacs. « Il y a quinze ans, il aurait été plus facile de trouver un importateur qu’aujourd’hui. On assiste à un goulot d’étranglement car chaque pays ou région viticole veut une présence en Chine. Nous avons réalisé une étude avec plusieurs agences gouvernementales qui a montré que 50% des nouvelles relations entre exportateurs et importateurs échouent au bout de deux ans ». En cause, des attentes trop importantes et un manque de compréhension et de communication. Bon nombre d’exportateurs potentiels manquent aussi de vigilance au moment de la signature des contrats, tant leur volonté de travailler avec la Chine est forte.
Une nouvelle ère s’ouvreCette volonté se comprend d’autant plus que la physionomie du marché est en train de subir une mutation profonde. « Nous sommes arrivés à la fin de la première phase d’appréciation et de développement du vin en Chine », affirme John Isacs. « Traditionnellement, le vin était vendu à des Chinois qui étaient exposés à la culture occidentale, soit à travers des voyages, soit parce qu’ils travaillaient dans des entreprises étrangères. La prochaine étape consistera à intégrer la culture chinoise dans l’appréciation du vin. Nous sommes tous en train de nous adapter, de comprendre et de devenir plus pertinents pour les Chinois et, dans le même temps, les Chinois deviennent plus éduqués et sophistiqués, c’est donc une évolution à double sens ».
L’émergence d’un milieu de gammeCette transformation du marché s’exprime à différents niveaux, notamment dans la structuration de l’offre et l’émergence d’un vrai milieu de gamme. « Il y a quelques années, le vins les plus faciles à vendre étaient les plus chers, suivis des moins chers. Aujourd’hui, tout a changé », explique le plus chinois des Américains, qui a passé plus de trente ans en Chine. « Globalement, le marché du vin en Chine n’augmente pas beaucoup en volume à l’heure actuelle », précise pour sa part Li Zhu. « En revanche, il se produit des évolutions à l’intérieur de la catégorie. Les grands crus classés de Bordeaux, dont les prix étaient devenus scandaleux, ont accusé beaucoup de pertes. Mais pour les bons vins à des prix abordables, le marché fonctionne bien auprès de gens qui connaissent le vin, et maintenant, il y a des gens qui savent ce que c’est qu’un bon vin… La Chine a besoin de bons vins à des prix raisonnables ». Comme le souligne John Isacs, « La formation WSET compte désormais plus d’étudiants en Chine que dans le monde entier alors qu’il y a six ou sept ans on avait du mal à trouver une seule classe ». Internet et les voyages contribuent également à ce bond en avant des connaissances, 100 millions de Chinois voyageant à l’étranger chaque année. Et pourtant, comme le déplore John Isacs, « Les Chinois voyagent plus que toute autre nation mais très peu de caves dans le monde proposent des infrastructures qui répondent à leurs besoins ».
Si l’oenotourisme est une tendance forte, la gastronomie représente aussi une porte d’accès privilégiée pour mieux intégrer la culture chinoise dans l’appréciation des vins. Elle n’est pas sans poser de problèmes : « En Europe, les plats sont servis un à un et on change les vins aussi un à un. En Chine, tous les plats sont présentés au même moment à table. Quel vin pourrait bien se marier avec tout un repas ? C’est impossible. C’est pour cela que les gens continuent de consommer le baijiu », note Li Zhu. Néanmoins, ce dernier souligne une plus grande sensibilité aux alliances mets et vins en Chine, du moins dans certaines régions, qui pourrait permettre d’élargir l’offre, même si elle nécessite encore beaucoup d’éducation. « Le vin blanc convient très bien aux repas cantonnais alors que le rosé va bien avec les mets shanghaiens… A Canton, par exemple, le vin blanc se marie très bien avec les fruits de mer, donc les opinions sont en train de changer. Trois ou quatre bouteilles sur 10 sont désormais des vins blancs en raison de l’association avec le poisson ».
Négliger les réseaux sociaux à ses risques et périlsInternet doit se situer également au cÅ“ur toute stratégie marketing dirigée vers la Chine. « Aucune marque, ni producteur, ni région viticole ne peut faire l’impasse sur les réseaux sociaux qui ont un succès fou en Chine », note John Isacs. « C’est la manière la plus rentable, efficace et significative de toucher les gens. Les réseaux sociaux ne concernent pas que les adolescents. Je communique avec mes contacts professionnels essentiellement par l’intermédiaire de WeChat, qui a remplacé Weibo. Lors de mes conférences, les participants accèdent aux informations s’ils le souhaitent en scannant un code barres avec leur appareil mobile puis établissent un lien avec moi à travers Weixin. Ils deviennent membres, ce qui me permet de créer un réseau phénoménal de gens impliqués ». Et de souligner par ailleurs, que l’avantage d’un marché en développement, c’est que la cible de prescripteurs reste restreinte : « Aux USA, si je veux créer une marque, je dois toucher des centaines de milliers de personnes. En Chine, entre 6 000 et 8 000 personnes ont une vraie influence sur le marché, bien plus que le million suivant. Il s’agit d’importateurs, de journalistes, de sommeliers ou de formateurs par exemple. Si vous arrivez à nouer le dialogue avec cette cible, vous progresserez bien sachant, bien sûr, qu’une expérience virtuelle doit s’accompagner d’événements qui permettent de créer une interaction avec les consommateurs avertis ».
Un nouvel équilibre se créeEnfin, dans un tel contexte d’évolution accélérée du marché, le rôle et l’importance des acteurs s’en trouvent modifiés. « Il faut rendre hommage aux Français qui sont arrivés les premiers, ont été les plus agressifs, ont investi davantage en marketing et construction de réseaux que les autres et se sont impliqués dans la production locale de vin », reconnaît John Isacs. « Mais au fur et à mesure que le marché gagne en maturité, un nouvel équilibre se crée et la place d’autres pays producteurs, notamment l’Espagne et l’Italie dans un premier temps, se renforce ». Si l’Europe peut toujours faire valoir ses atouts en matière de style de vie, de culture et de design, le Nouveau Monde gagne des adeptes grâce à sa simplicité et l’utilisation d’anglais, car « tous les jeunes parlent anglais aujourd’hui », note Li Zhu. Celui-ci préconise par ailleurs de faire valoir le patrimoine et l’histoire européens pour séduire les Chinois : « Il faut raconter le style de vie des Français, leur histoire, leur culture et de belles évocations comme Louis XIV, c’est bien plus important que des questions de terroir ou de cépages ». Idem pour les descriptifs utilisés pour le profil gustatif des vins : « Parler des pinèdes n’évoque absolument rien pour quelqu’un qui habite à Shanghai ! », rappelle John Isacs.
Les effervescents promis à un bel avenirEn termes de catégories de produits, si les rosés peuvent s’implanter grâce à leur alliance avec la cuisine chinoise, ils « voyagent mal car moins de la moitié des conteneurs sont frigorifiés, contrairement à ce que disent les importateurs », précise John Isacs. Quant aux effervescents, ils semblent promis à un bel avenir : « Je pense que les effervescents en général et le Prosecco en particulier vont connaître une belle évolution puisqu’ils sont abordables. Le Champagne est un luxe et les Chinois aiment moins l’acidité des vins nordiques que la convivialité de vins élaborés avec la méthode Charmat ». Enfin, pour les vins tranquilles, à condition de bien cibler les zones géographiques et cultures gastronomiques, la plus grande maturité du marché ouvre de belles perspectives pour de nombreuses régions productrices, à condition d’offrir un bon rapport qualité-prix.