Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse, le Cellier des Demoiselles, petite coopérative comptant une quarantaine d’adhérents, s’est retrouvé à l’épicentre du méga incendie qui a ravagé 17 000 ha cet été dans l’Aude. Seule une centaine d’hectares ont pu être vendangés sur les 400 que compte la coop, des parcelles ayant été brûlées par les flammes, d’autres trop enfumées.
« Les trois quarts de cette vendange provenaient de parcelles qui n’ont pas été touchées par le feu ni par les fumées. Le reste vient d’îlots atteints à des niveaux acceptables par les fumées que nous avons pu sélectionner grâce à la cartographie mise en ligne sur Viti-incendie, soit une cuve de blanc de 150 hl et deux cuves de rouge de 200 hl chacune », explique Paul Berthier, le maître de chai.
Des journées spécifiques de récolte ont été organisées pour ces parcelles. « Dès les premiers jus, on a senti des arômes de fumée, détaille Paul Berthier. Nous avons utilisé 30 à 50 g/l de charbons désodorisants, en fin de fermentation, aux alentours de 1030-1010. Le résultat est très spectaculaire. À la dégustation, le fruit a été révélé, les arômes de fumée, eux, ont disparu. »
Redoutant l’effet décharnant du charbon, Paul Berthier a apporté 1 g/l de copeaux de bois frais, en début de fermentation alcoolique, sur une des cuves de rouge. De nouvelles analyses seront réalisées sur les vins finis dans les prochaines semaines pour doser les précurseurs de goûts de fumée, afin de décider s’il y a lieu de mettre en œuvre d’autres traitements.
Pour Alexandre Gressent, propriétaire d’un domaine familial de 22 ha à Villeneuve-des-Corbières, la tâche semblait encore plus difficile. Étant en biodynamie et ne produisant que des vins nature, le vigneron n’emploie quasiment aucun intrant. « 3 ha ont été touchés par les fumées, dont 1,7 ha de blanc situé en contrebas de l’incendie. Quand on a mis le nez dans cette parcelle, on a eu l’impression d’être au-dessus d’un cendrier », raconte-t-il.
Connaissant ses contraintes, son œnologue, Claude Gros, lui préconise de laver ces raisins à l’eau. « J’étais réticent car je craignais un impact sur les levures indigènes et donc des difficultés de fermentation », reconnaît-il. Alexandre Gressent, qui vendange à la main dans des cagettes, se décide quand même à suivre le conseil de son œnologue.
Pour commencer, il a lavé sa vendange au karcher avec une eau à 80 °C. « Seules quelques baies se sont détachées, assure-t-il. Il s’est formé une espèce de pâte blanche avec les cendres. » Puis il a passé ses cagettes dans la laveuse à cagettes sous une eau tiède. Pour finir, il a effectué un nouveau passage au karcher à l’eau froide. Ensuite, pour éviter d’extraire des composés des peaux, il a pratiqué un pressurage plus doux que ce qu’il fait habituellement.
Malgré ces lavages répétés, la fermentation alcoolique se déroule sans problème alors que la cuve n’a pas été levurée. À la dégustation, le vin ne présente pas de goût de fumée, ni de différence majeure avec les millésimes précédents. Les analyses confirment que les composés volatils à l’origine des goûts de fumée sont éliminés, mais les raisins contiennent encore 70 µg/kg de précurseurs de ces goûts, susceptibles de se révéler par la suite. Par précaution, le vigneron n’élève pas ce vin en amphore pour éviter toute contamination de ce contenant, plus difficile à nettoyer que les cuves en inox.
Chez Maxime Magnon, à la tête d’un vignoble de 20 ha à Durban-lès-Corbières, 2 ha ont été complétement carbonisés et 6 ha en proie aux fumées. « Nous avons commencé à vendanger les blancs le 11 août. C’était un peu la panique et nous n’avions pas encore la cartographie des zones enfumées de Viti-incendie », relate-t-il.
Lui aussi récolte à la main et cherche à limiter les intrants. Grâce aux relations de son œnologue, Claude Gros, il peut se procurer la laveuse de raisins Niagara de Socma et lave les raisins de la première parcelle à l’eau froide, puis tous les autres à 45-50 °C avant de les refroidir en chambre froide.
« On a vinifié avec le frein à main. En rouge, on a limité la cuvaison entre trois et quatre jours, au lieu de quinze jours habituellement. À la dégustation, on ne perçoit aucun goût de fumée et les analyses confirment que les phénols volatils responsables des goûts de fumée ont été ramenés à zéro. Les rouges sont un peu plus légers que d’habitude car la cuvaison a été plus courte, mais ils ont la finesse et l’élégance que je recherche », indique Maxime Magnon.
Claude Gros, qui avait déjà testé le lavage des raisins lors de précédents incendies, se réjouit de ces résultats : « Avec l’eau chaude, on dégrade la pruine qui piège les fumées. C’est intéressant, même si ce n’est pas simple à mettre en œuvre. Il faut maintenant surveiller ces vins car ils contiennent encore des précurseurs de goûts de fumée. »
Comment ces composés évolueront-ils ? Quelles sont les conditions favorisant leur passage sous la forme libre et odorante ? Des questions aujourd’hui sans réponse qui mériteraient que la science s’y penche.
Soixante-dix molécules sont recensées comme responsables de goûts de fumée parmi lesquelles le gaïacol, le crésol et le syringol. Lorsqu’elles entrent en contact avec les raisins, une partie d’entre elles se fixe sur les peaux en l’état et une autre combine avec les sucres pour devenir inodorantes. « Nous pouvons éliminer les phénols volatils libres avec du charbon ou l’osmose inverse couplée au charbon, mais pas les phénols volatils glycosylés. Or, avec le temps, ces composés risquent de libérer des goûts de fumée s’ils passent sous forme libre. On peut assembler les vins concernés pour diluer les précurseurs d’arômes. On peut également supposer qu’après un élevage long, si les composés volatils n’ont pas été libérés, il y a peu de chance qu’ils apparaissent ultérieurement », précise Nicolas Dutour, Å“nologue-conseil aux Laboratoires Dubernet. Son confrère Claude Gros pointe une autre difficulté. « Nous savions que la syrah est riche en marqueurs des goûts de fumée. Après l’incendie de cet été, nous avons découvert que c’est aussi le cas pour le carignan après avoir analysé les raisins d’une parcelle qui n’a pas été exposée aux fumées : sa teneur en précurseurs de goûts de fumée la situait en zone à risque de niveau 4. » Preuve qu’il reste du travail pour définir précisément ce risque.


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