Nous ne sommes pas des criminels, nous sommes simplement des vignerons qui essayons de survivre face à un désastre annoncé » annonce un énigmatique courrier intitulé « nous vignerons en colère ». Circulant dans le vignoble girondin, cette lettre, que Vitisphere a pu consulter sans pouvoir l’authentifier, n’est ni signée ni revendiquée par une organisation syndicale. Cette missive annonce que ses rédacteurs se sentant « lâchés et abandonnés » ont « pris notre destin en main, suite à la vente aux enchères de jeudi [9 octobre] dernier, où des vins d'AOC se sont vendus à des prix indécents » lors de la liquidation judiciaire d’un château bio à Blaye, qui a été médiatisée suite à la manifestation des Jeunes Agricultures de Gironde à l’hôtel des ventes des Chartrons appelant à la distillation de ces lots à prix cassés. Le prix de vente y chutait à 23 €/hl en moyenne, soit 207 € le tonneau, suscitant l’émotion dans le vignoble en crise. « Pour stopper ce massacre, nous sommes passés à l'action et, à contre cœur et la mort dans l'âme, avons ouvert les cuves pour éviter que ces vins soient vendus à des prix inacceptables sur le marché et aggrave notre situation » annonce le courrier anonyme, qui précise que « nous comprenons la situation de nos collègues parfois en grande difficulté mais nos actions ne sont pas dirigées contre eux. Si on laisse faire, de plus en plus de vignerons seront en difficulté. »
Les informations recoupées par Vitisphere confirment qu’une effraction a eu lieu dans la nuit du dimanche 12 au lundi 13 octobre, avec l’ouverture au pied de biche de la porte principale des chais où étaient stockés les lots de vins, avant qu’ils ne soient récupérés par leurs acheteurs aux enchères. Au total, 1 000 hectolitres de vin auraient été vidés : mais seulement des lots vendus aux enchères, aucune cuve du nouveau millésime 2025 n’a été touchée, le domaine ayant été racheté par un vigneron bordelais avant la liquidation de sa société d’exploitation. « Il y a un eu un acte malveillant, mais il n’y a eu aucune volonté de saccage » rapporte le nouveau propriétaire du chai, qui souhaite rester anonyme et précise n’avoir aucun lien avec les vins liquidés, qu’il ne faisait que stocker jusqu’à leur vente. « Les personnes ont dû rester 5 minutes et n’ont vidé que les cuves identifiées à la vente. Je ne dirai pas que c’est chevaleresque, mais ils se sont comportés en gentlemen. C’est un acte de désespoir dont je comprends la détresse » poursuit ce vigneron qui ne déposera pas plainte.


Une approche apaisée que l’ancien propriétaire du domaine de 40 hectares ne partage pas. « En dehors de la colère que l’on peut justifier et comprendre. On ne fait pas n'importe quoi » peste cette ancienne figure du vignoble blayais, sans souhaiter que son nom n’apparaisse : « ils ont vidé les cuves et répandu le vin dans le fossé. Mais ils n’ont pas retiré les chapeaux des cuves, qui se sont abîmées. C’est de la bêtise de gougnafiers… Alors qu’un jeune investisseur se bagarre pour faire vivre boutique, c’est lui foutre le bordel pour son lancement. » Tandis que la nouvelle de cette action inhabituelle se répand dans le vignoble bordelais, les réactions oscillent entre la compréhension du ras-le-bol et le rejet d’une dégradation jusque-là réservée aux vignobles méridionaux (comme le Comité d’Action Viticole dans l’Aude).


Président de l’AOC Blaye Côtes de Bordeaux, Nicolas Carreau est « doublement en colère », d’abord contre « ce qui s’est passé la semaine dernière avec la vente à petits prix de vins qui n’auraient pas dû être commercialisés (certains n’étant ni loyaux ni marchands) », ensuite contre « l’action qui s’est passée chez un vigneron. Ça, je ne peux pas le comprendre et l’accepter. Ce n’est pas normal entre vignerons qui n’ont rien fait de mal, si ce n’est de souffrir de la même crise. Ce n’est pas un comportement. Si l’on commence à se faire ça entre nous, rien ne va plus. »
« Ce type d’action n’est pas dans l’ADN des vignerons girondins. Mais le désespoir gagnant, tout est possible » soupire un élu installé du vignoble. « Je ne sais pas si je cautionne l’action, mais je préfère que ces vins soient dans le caniveau plutôt que sur les marchés » tempère un plus jeune représentant de la filière, qui craint l’engrenage : « il y a un risque pour que ce soit de pire en pire. Quand le désespoir frappe la campagne, le passage à l’acte peut être violent. Les vignerons bordelais sont plus feutrés, mais il semble que l’on ait maintenant un pendant bordelais aux actions dans l’Aude. »
Menace
Dans la lettre anonyme revendiquant l’action à Blaye, les « vignerons en colère » annoncent espérer « que ce ne sont pas des acteurs importants de la place de Bordeaux qui profitent de cette situation » des vins vendus aux enchères à bas prix, car « si c'était le cas, des actions seront menées chez eux ».