’ici 2030, le continent africain – composé de 54 pays – abritera 1,7 milliard de personnes, passant à 2,5 milliards d’ici 2050. Là où la démographie de nos sociétés occidentales s’essouffle, l’Afrique évolue à contre-courant, impulsant simultanément croissance économique, évolutions technologiques et un appétit grandissant pour des biens de consommation. Dans ce contexte, l’intérêt timide manifesté par les exportateurs internationaux étonne. Mais pour le Dr Christian Lindfeld, fondateur et directeur d’Africa Ventures Advisory, « il ne faut pas avoir peur de mener des activités en Afrique. Tout en étant un marché peu connu, il est en réalité beaucoup plus proche culturellement de l’Europe qu’on ne le pense ». Une règle fondamentale toutefois s’impose à tous ceux qui s’y lancent : « Il faut changer de mentalité pour réussir en Afrique. Votre principale barrière est votre propre mentalité, et votre stratégie ».
Une implication sur le terrain qui fait défaut
Au-delà des stéréotypes et des clichés qui ont la vie dure, l’Afrique impose, en réalité, les mêmes exigences et engagements que tout marché, émergent ou pas : un travail de longue haleine, une implication de terrain et une connaissance fine des attentes des consommateurs. « Le principal problème que nous rencontrons », explique Judy Ngene, directrice de la société d’importation kenyane Galina Agencies et fondatrice de Lolie Wines, « c’est le manque de soutien de la part des producteurs. Ils se déplacent avant de conclure un accord, mais une fois que les vins arrivent sur le marché, on se retrouve seuls, ce qui représente un gros défi. Seuls les producteurs ont la crédibilité qu’il faut pour bien promouvoir leurs vins ».
Les vins doux, mais pas que
Une présence soutenue sur le terrain permet aussi de mieux comprendre les dynamiques du marché. « Les vins doux dominent la consommation, comme c’est le cas sur tout le continent africain. Ils séduisent pour leur accessibilité et constituent souvent un bon tremplin pour ensuite évoluer vers d’autres styles de vins ». Aux producteurs réticents à l’idée de proposer des cuvées sucrées, l’importatrice conseille de commencer par des vins demi-secs pour ensuite évoluer vers des profils plus secs, notamment appréciés dans la restauration de haut de gamme à Nairobi. Parallèlement, les effervescents – emmenés par le Prosecco – ainsi que les rosés connaissent un essor marqué. D’ailleurs, le Dr Christian Lindfeld estime que les marques de Champagne « offrent une illustration parfaite d’une implantation réussie sur le marché, apportant avec elles tout le merchandising et initiatives de parrainage susceptibles d’attirer les consommateurs ».
Des clés de lecture différentes
Autre particularité du Kenya, l’absence de dichotomie entre le CHR et la grande distribution : « Si vous décidez de vendre uniquement dans le circuit CHR, vous allez rencontrer beaucoup de difficultés parce que la plupart des gens achètent le vin en grande surface. Ils fréquentent les restaurants pour des occasions particulières, mais ils cuisinent beaucoup chez eux ». Les supermarchés offrent une distribution nationale, permettant de s’implanter en dehors de la capitale Nairobi, où se concentrent « 99% des événements liés au vin », même s’il existe un réseau de distribution « solide » dans tout le pays. « Si vous vendez en grande surface, vous accédez à plus de 100 points de vente au sein de la principale enseigne, environ 75 pour la deuxième et une cinquantaine pour la troisième. Vous disposez ainsi d’une couverture nationale, sachant qu’il y a beaucoup de potentiel en dehors de Nairobi car les gens sont curieux, et que les supermarchés proposent aussi des vins de haut de gamme ».
Prix et fiscalité : un calcul stratégique
Au Kenya, comme ailleurs, un bon positionnement prix suppose de s’adapter aux impératifs locaux, d’autant plus que les taxes et autres contraintes pèsent lourdement sur le prix final. « Si j’achète un vin aujourd’hui, lorsqu’il arrive en rayon, son prix départ-cave a en général été multiplié par cinq », explique Judy Ngene. Elle invite donc les exportateurs à prendre en considération ce coefficient multiplicateur : « Je leur demande de ne pas appliquer les mêmes tarifs qu’au Royaume-Uni, car la fiscalité et les frais d’expédition sont totalement différents ». Selon l’importatrice, la plupart des vins se commercialisent autour de 2 000 shillings kenyans, soit quelque 13 euros, « ce qui est relativement cher pour le Kenyan moyen ». D’où la nécessité, pour les producteurs, d’effectuer un « rétro-calcul afin de proposer leur meilleur tarif possible ».
Les défis logistiques et fiscaux
Avec des délais logistiques pouvant atteindre jusqu’à six mois et l’obligation d’obtenir un certificat de conformité pour chaque expédition, le risque de rupture de stock – et donc de déréférencement – est bien réel. « Parfois je dois recourir au transport aérien, même si cela me coûte très cher, quitte à réduire mes marges à zéro pour préserver un marché stratégique, en espérant que les expéditions maritimes prennent rapidement le relais ». Si une baisse de la fiscalité semble encore lointaine – le vin étant considéré comme un produit de luxe – l’importatrice identifie néanmoins quelques leviers. « Pernod Ricard, par exemple, a rencontré le Président et a réussi à négocier une baisse de 10% des taxes sur les vins expédiés depuis le Royaume-Uni. Pour se faire entendre, il faut une voix forte, d’où l’importance de se regrouper ».
L’Afrique attire de plus en plus
Malgré les obstacles, le Kenya s’inscrit pleinement dans la dynamique africaine de consommation de vins. « Le marché se développe très rapidement. La curiosité est là mais la récompense ne viendra qu’au prix d’un effort soutenu », prévient Judy Ngene, témoin privilégié du début d’une véritable « ruée » vers l’Afrique. « Ces douze derniers mois, j’ai reçu un nombre sans précédent d’appels de producteurs. Chaque jour, des demandes de partenariat par mail affluent, mais je leur rappelle qu’ils doivent avant tout adopter une vision globale du marché, avec tout ce que cela implique en termes de soutien à leur partenaire local ».
Judy Ngene a mis à profit ses connaissances du marché local pour créer une gamme de vins destinés aux consommateurs kenyans. « Lolie » est née d’une rencontre lors de Wine Paris 2024 avec un producteur français – LGI Wines basé à Carcassonne – après huit ans de recherche pour trouver le profil idéal. « Grâce à notre antériorité au Kenya, nous savons précisément ce que veulent les consommateurs », explique-t-elle. Avec un prix très accessible – 1 400 shillings kenyans soit autour de 9 euros – Lolie a été lancé en octobre 2024. « Nous en avons commercialisé un conteneur complet en quatre mois, ce qui est une rotation plutôt rapide pour le marché kenyan ». Conçue pour le Kenya, la marque a désormais trouvé un public à l’international : « Une première commande au Royaume-Uni s’est très bien vendue et nous explorons des partenariats aux Etats-Unis et dans d’autres pays africains », explique l’importatrice. Lolie se présente comme un vin français sous marque africaine « et s’intègre dans le cadre de notre stratégie de développement en Tanzanie, en Ouganda et au Rwanda ».